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"Noli foras ire, in te ipsum redi; in interiore homine habitat veritas." St Augustin (*)
L’agacement stylistique
Il y a différents types d’intellectuels russes. Mais peut-être que les plus pittoresques, les plus hurleurs, neurasthéniques et dramatiques sont ceux qui haïssent passionnément la Russie. Une demi-heure sur Internet suffit pour croiser l’un d’eux – tout, ici, leur est étranger : le Kremlin, la Loubyanka, l’hiver, l’Église, les visages, les murs, les mots. Ici, en gros, rien ne va.
Nombre d’intellectuels on fuit la Russie du XIXe siècle : citons par Petcherine, la princesse Volkhonskaïa, Tchaadaev, le prince Ivan Gagarine qui s’était fait jésuite à Paris… Petcherine, l’un des plus radicaux écrivit carrément "Qu’il est doux de haïr le pays natal, et d’attendre ardemment son anéantissement". Pourtant, il suffit de prononcer « Russie, 1836 » pour qu’immédiatement émerge à la mémoire quelque chose d’idyllique, les domaines, les allées de tilleul, les conversations dans les jardins, les petits moujiks révérencieux que l’on peut aussi, au cas où, pendre à ce même tilleul… Selon les critères d’aujourd’hui, n’importe quel gentilhomme d’alors (c’est-à-dire citadin éduqué) pouvait vivre une existence paradisiaque, la même, disons, que celle d’un planteur dans les États du sud de l’Amérique à la même époque. Et pourtant, les interminables discussions – chez Petcherine aussi bien que chez tous les autres – sur l’« atmosphère étouffante », « l’odeur nauséabonde du règne de Nicolas », « l’absence de liberté », le « joug ».
L’agacement stylistique
Il y a différents types d’intellectuels russes. Mais peut-être que les plus pittoresques, les plus hurleurs, neurasthéniques et dramatiques sont ceux qui haïssent passionnément la Russie. Une demi-heure sur Internet suffit pour croiser l’un d’eux – tout, ici, leur est étranger : le Kremlin, la Loubyanka, l’hiver, l’Église, les visages, les murs, les mots. Ici, en gros, rien ne va.
Nombre d’intellectuels on fuit la Russie du XIXe siècle : citons par Petcherine, la princesse Volkhonskaïa, Tchaadaev, le prince Ivan Gagarine qui s’était fait jésuite à Paris… Petcherine, l’un des plus radicaux écrivit carrément "Qu’il est doux de haïr le pays natal, et d’attendre ardemment son anéantissement". Pourtant, il suffit de prononcer « Russie, 1836 » pour qu’immédiatement émerge à la mémoire quelque chose d’idyllique, les domaines, les allées de tilleul, les conversations dans les jardins, les petits moujiks révérencieux que l’on peut aussi, au cas où, pendre à ce même tilleul… Selon les critères d’aujourd’hui, n’importe quel gentilhomme d’alors (c’est-à-dire citadin éduqué) pouvait vivre une existence paradisiaque, la même, disons, que celle d’un planteur dans les États du sud de l’Amérique à la même époque. Et pourtant, les interminables discussions – chez Petcherine aussi bien que chez tous les autres – sur l’« atmosphère étouffante », « l’odeur nauséabonde du règne de Nicolas », « l’absence de liberté », le « joug ».
Peut-être qu’il faut, pour comprendre un peu mieux ce dont il s’agit, écouter ce que les gens de la même trempe disent de la Russie aujourd’hui. Car 2011 aussi a ce gentilhomme quelconque qui vit la moitié du temps sur l’avenue Petrov et l’autre en Toscane, possède de l’argent en suffisance, fait ce qu’il veut, personne ni rien ne lui faisant obstacle : et rebelote – le joug, la tyrannie, ça suffit, à bas. Il est clair qu’il n’a pas de fondements rationnels pour détester tout autour ; il est clair qu’il perdra autant d’une émigration définitive que d’une révolution à la maison, mais il est mécontent, un point c’est tout. On voudrait supposer que l’important est ici l’agacement stylistique. Il semble à cet homme que le paysage russe (qui inclut la politique, l’atmosphère dans les rues, la météo et les lois) lui est esthétiquement hostile ; il lui semble qu’il faille soit tout changer à l’intérieur, soit se sauver lui-même grâce à un étranger où tout n’est que paradis. Il s’avère habituellement, dans de tels cas, que le paradis, c’était précisément là et quand tout lui déplaisait. Mais notre gentilhomme n’en estimait pas la valeur, ne le ressentait pas, y avait, comme Adam, renoncé de plein gré.
C’est d’ailleurs à peu près ce qui arriva aussi à Petcherine. Ayant quitté Moscou, il flâna quatre ans en Europe sans but, recherchant un cercle révolutionnaire à rejoindre, puis, exactement comme le héros de Dostoïevski, fit un tournant à 180° pour, en 1840, devenir catholique et entrer dans l’ordre des rédempteurs. « Les larmes du premier homme sur le paradis perdu jaillissent de mes yeux quand je pense à toi, Italie ! » – le paradis, lui semblait-il, était à Rome, et il entra au monastère avec le même acharnement fougueux que celui avec lequel il avait fui la Russie. Il y entra et servit, vingt ans durant, comme missionnaire rédemptoriste en Belgique, Angleterre et Irlande.
Mais Petcherine ne fit pas plus un bon moine qu’un universitaire fidèle au pouvoir ou un grand révolutionnaire. Il quitta l’ordre et tenta de rejoindre les trappistes plus sévères encore (silence total et travaux agricoles) pour bientôt les quitter eux aussi et même renoncer à l’habit monacal, demeurant simple prêtre. L’archevêque de Dublin le nomma chapelain de l’hôpital de la Vierge à Dublin, où Petcherine servit jusqu’à la fin de sa vie.
La nostalgie pour la Russie le faisait souffrir bien plus terriblement que jamais ses idées sur l’étranger
Toute l’histoire de ses années tardives nous est connue principalement par sa correspondance avec son unique ami, son plus vieux copain d’université et une personnalité telle qu’on ne peut que s’étonner. Cet homme s’appelait Tchizhov : slavophile, millionnaire, idéologue russe du capitalisme barbu « appuyé sur les valeurs morales ».
Même en nos temps actuels de communications simplifiées, il est difficile de concevoir cette amitié proche entre le sec pater irlandais en soutane et le marchand impérialiste ventru. Mais il en était ainsi, et il en était ainsi pour beaucoup parce que Petcherine avait été entièrement déçu du catholicisme et du Vatican, de l’état de moine et de ses propres fantasmes qui l’avaient poussé à la fuite – et, bien que n’ayant pas l’intention de revenir (trop tard, et où aller ?), la nostalgie pour la Russie le faisait souffrir bien plus terriblement que jamais ses idées sur l’étranger. Les catholiques s’étaient révélés des intrigants et des hypocrites, l’ascèse dans le sévère ordre d’une certaine façon inutile et pénible et, surtout, le plus important s’en était allé, la foi l’avait quitté.
Le problème de l’intellectuel rêveur à qui il semble que tout va mal en Russie (vulgaire, froide, despotique, bureaucratique, étouffante) et que tout va bien dans la merveilleuse Rome (Paris, Berlin, Dublin, Jérusalem, New-York, plus loin – partout) n’est aucunement lié à des circonstances politiques, religieuses ou même climatiques. Et s’il fuit, ce n’est pas le tsar, pas les églises, pas l’hiver, pas les gueules rougeaudes dans la rue – mais lui-même. Et si vivre en Russie le dégoûte, c’est en fait qu’il se dégoûte lui-même – trop nerveux, trop enclin à la réflexion, coincé dans un conflit stupide avec la réalité. Et quoi de plus naturel que de tenter d’évacuer un problème intérieur vers le dehors ? Inventer que le principal, c’est changer de paysage – c’est pour ça que nous quittons tout pour aller là où est l’idéal, là-bas, regardez, regardez, voilà la place San Marco, et Kensington, et Greenwich Village, et la fontaine de Trevi ; là-bas, tout est différent, là-bas, je serai tout à fait un autre, pas le même qu’ici, avec cette neige, avec cette Russie Unie, avec cette bonne femme qui me hurle dessus quand je demande juste comment obtenir un certificat.
Et puis, quand le Petcherine contemporain se retrouve dans la rue Bleecker street qu’il a rêvée, qu’il se retrouve là-bas et qu’il comprend qu’il n’a, au fond, rien à y faire, et que là-bas aussi, bizarrement, il existe des gens capables de lui dire des choses désagréables, que toutes les difficultés et incertitudes de sa vie n’ont disparu nulle part mais n’ont fait que se multiplier – alors, il ne lui reste rien d’autre à faire qu’ouvrir son ordinateur portable et se mettre à correspondre avec un quelconque copain d’université et patriote russe.
Tout est dit.
Et quand même. Bleecker street (tout comme le Vatican, Kensington et San Marco) est quelque part « là-bas », et nous, nous sommes ici. Et encore ici, il y a la neige, les gueules, la grossièreté, le « parti du pouvoir » et, évidemment, l’« atmosphère étouffante ». Ici, l’atmosphère est toujours étouffante, surtout si on ferme la fenêtre. Et si on l’ouvre, ce ne sera de toute façon pas sur l’Océan atlantique. Que faire alors ? Supporter, en s’appuyant, évidemment, sur les valeurs morales ? Ou, peut-être, suivre cette recette qu’exprimait déjà Herzen en racontant l’histoire de Petcherine, cette recette qui toujours a inspiré et continuera d’inspirer l’intellectuel russe haïssant tout autour : « Il aurait fallu fuir, fuir quoiqu’il en coûte hors de ce maudit pays ».
Bon, mais qu’est-ce que j’ai donc fait de mon passeport ?
Source : Dmitriï Olchanskiï, Prime Russian Magazine
Traduit par : Julia BREEN
(*) Ne vas pas au-dehors. Ne te disperse pas à l'extérieur. Rentre en toi-même. C'est en l'homme intérieur qu'habite la vérité. (De vera religione. 39,72). Cité en commentaire par René le Vendredi 12 avril 2013 at 15:03
V.G.
Vladimir GOLOVANOW Cheminement d'un intellectuel russe vers l'Orthodoxie
C’est d’ailleurs à peu près ce qui arriva aussi à Petcherine. Ayant quitté Moscou, il flâna quatre ans en Europe sans but, recherchant un cercle révolutionnaire à rejoindre, puis, exactement comme le héros de Dostoïevski, fit un tournant à 180° pour, en 1840, devenir catholique et entrer dans l’ordre des rédempteurs. « Les larmes du premier homme sur le paradis perdu jaillissent de mes yeux quand je pense à toi, Italie ! » – le paradis, lui semblait-il, était à Rome, et il entra au monastère avec le même acharnement fougueux que celui avec lequel il avait fui la Russie. Il y entra et servit, vingt ans durant, comme missionnaire rédemptoriste en Belgique, Angleterre et Irlande.
Mais Petcherine ne fit pas plus un bon moine qu’un universitaire fidèle au pouvoir ou un grand révolutionnaire. Il quitta l’ordre et tenta de rejoindre les trappistes plus sévères encore (silence total et travaux agricoles) pour bientôt les quitter eux aussi et même renoncer à l’habit monacal, demeurant simple prêtre. L’archevêque de Dublin le nomma chapelain de l’hôpital de la Vierge à Dublin, où Petcherine servit jusqu’à la fin de sa vie.
La nostalgie pour la Russie le faisait souffrir bien plus terriblement que jamais ses idées sur l’étranger
Toute l’histoire de ses années tardives nous est connue principalement par sa correspondance avec son unique ami, son plus vieux copain d’université et une personnalité telle qu’on ne peut que s’étonner. Cet homme s’appelait Tchizhov : slavophile, millionnaire, idéologue russe du capitalisme barbu « appuyé sur les valeurs morales ».
Même en nos temps actuels de communications simplifiées, il est difficile de concevoir cette amitié proche entre le sec pater irlandais en soutane et le marchand impérialiste ventru. Mais il en était ainsi, et il en était ainsi pour beaucoup parce que Petcherine avait été entièrement déçu du catholicisme et du Vatican, de l’état de moine et de ses propres fantasmes qui l’avaient poussé à la fuite – et, bien que n’ayant pas l’intention de revenir (trop tard, et où aller ?), la nostalgie pour la Russie le faisait souffrir bien plus terriblement que jamais ses idées sur l’étranger. Les catholiques s’étaient révélés des intrigants et des hypocrites, l’ascèse dans le sévère ordre d’une certaine façon inutile et pénible et, surtout, le plus important s’en était allé, la foi l’avait quitté.
Le problème de l’intellectuel rêveur à qui il semble que tout va mal en Russie (vulgaire, froide, despotique, bureaucratique, étouffante) et que tout va bien dans la merveilleuse Rome (Paris, Berlin, Dublin, Jérusalem, New-York, plus loin – partout) n’est aucunement lié à des circonstances politiques, religieuses ou même climatiques. Et s’il fuit, ce n’est pas le tsar, pas les églises, pas l’hiver, pas les gueules rougeaudes dans la rue – mais lui-même. Et si vivre en Russie le dégoûte, c’est en fait qu’il se dégoûte lui-même – trop nerveux, trop enclin à la réflexion, coincé dans un conflit stupide avec la réalité. Et quoi de plus naturel que de tenter d’évacuer un problème intérieur vers le dehors ? Inventer que le principal, c’est changer de paysage – c’est pour ça que nous quittons tout pour aller là où est l’idéal, là-bas, regardez, regardez, voilà la place San Marco, et Kensington, et Greenwich Village, et la fontaine de Trevi ; là-bas, tout est différent, là-bas, je serai tout à fait un autre, pas le même qu’ici, avec cette neige, avec cette Russie Unie, avec cette bonne femme qui me hurle dessus quand je demande juste comment obtenir un certificat.
Et puis, quand le Petcherine contemporain se retrouve dans la rue Bleecker street qu’il a rêvée, qu’il se retrouve là-bas et qu’il comprend qu’il n’a, au fond, rien à y faire, et que là-bas aussi, bizarrement, il existe des gens capables de lui dire des choses désagréables, que toutes les difficultés et incertitudes de sa vie n’ont disparu nulle part mais n’ont fait que se multiplier – alors, il ne lui reste rien d’autre à faire qu’ouvrir son ordinateur portable et se mettre à correspondre avec un quelconque copain d’université et patriote russe.
Tout est dit.
Et quand même. Bleecker street (tout comme le Vatican, Kensington et San Marco) est quelque part « là-bas », et nous, nous sommes ici. Et encore ici, il y a la neige, les gueules, la grossièreté, le « parti du pouvoir » et, évidemment, l’« atmosphère étouffante ». Ici, l’atmosphère est toujours étouffante, surtout si on ferme la fenêtre. Et si on l’ouvre, ce ne sera de toute façon pas sur l’Océan atlantique. Que faire alors ? Supporter, en s’appuyant, évidemment, sur les valeurs morales ? Ou, peut-être, suivre cette recette qu’exprimait déjà Herzen en racontant l’histoire de Petcherine, cette recette qui toujours a inspiré et continuera d’inspirer l’intellectuel russe haïssant tout autour : « Il aurait fallu fuir, fuir quoiqu’il en coûte hors de ce maudit pays ».
Bon, mais qu’est-ce que j’ai donc fait de mon passeport ?
Source : Dmitriï Olchanskiï, Prime Russian Magazine
Traduit par : Julia BREEN
(*) Ne vas pas au-dehors. Ne te disperse pas à l'extérieur. Rentre en toi-même. C'est en l'homme intérieur qu'habite la vérité. (De vera religione. 39,72). Cité en commentaire par René le Vendredi 12 avril 2013 at 15:03
V.G.
Vladimir GOLOVANOW Cheminement d'un intellectuel russe vers l'Orthodoxie
Rédigé par Vladimir Golovanow le 22 Décembre 2013 à 16:33
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