Emilie van Taack, Séminaire de Fondation Nationale Hellénique de la Recherche
« L’icône à travers l’enseignement du moine Grégoire (Kroug) et de Léonide Ouspensky »

Je suis très honorée de votre invitation et très heureuse de pouvoir parler de ce sujet qui m’est cher. Soyez tous remerciés. J’ai donné comme titre : l’icône à travers l’enseignement de Kroug et d’Ouspensky. Je comprends ici leur enseignement de manière très large, c’est-à-dire ce qu’on peut comprendre à partir de leur vie, de ce qu’ils ont écrit, de ce qu’ils ont dit mais aussi à partir de leur manière de peindre et d’enseigner la peinture, particulièrement pour Léonide Ouspensky.

En effet, le Père Grégoire Kroug n’a jamais enseigné, personne même ne l’a vu peindre, excepté son père spirituel, l’archimandrite Serge (Chévitch).

Cet enseignement est, à mon avis, quelque chose d’extraordinairement important pour notre époque et pour l’Eglise; il ne s’agit pas seulement des idées d’Ouspensky et de Kroug aux sujet des icônes. Je pense que c’est vraiment l’enseignement de Dieu pour le vingt et unième siècle, à travers eux. J’en vois la preuve dans le fait que, d’une manière tout à fait spontanée et sans qu’aucune question ne lui ait été posée, l’archimandrite Aimilianos, higoumène du Monastère de Simonos Petra, a dit à un iconographe français, élève d’Ouspensky, tout à fait spontanément encore une fois : « Il n’y a pas sur la terre d’œuvre supérieure à la peinture de l’Icone »

Bien sûr, c’est une parole tout à fait incroyable!

Quand j’ai entendu ça, je ne pouvais pas vraiment en croire mes oreilles. Pour moi, c’était la Liturgie, c’était le fait de célébrer la liturgie pour un prêtre, le fait de prendre l’Ecriture Sainte et de l’interpréter, d’en faire l’exégèse à l’ambon, qui était le sommet de toute œuvre humaine. J’ai mis de longues années à comprendre cette parole.

Ce qu’a dit de père Aimilianos se trouve confirmé par certains évènements de la vie de Léonide Ouspensky et du père Grégoire Kroug comme par leurs paroles. Si l’on garde en mémoire cette affirmation quand on lit la théologie de l’icône1, par exemple, on la retrouve – comme dans le cas des Pères, on retrouve la théologie des Energies Divines de St Grégoire Palamas, quand on lit St Symeon le Nouveau Théologien, ou quand on lit St Jean Climaque, ou les autres Pères, ou les Cappadociens. Bien sûr, ce n’est pas thématisé, ce n’est pas un thème explicitement développé, mais c’est là.

J’esquisserai donc brièvement la vie de Léonide Ouspensky dans le même sens. Il se trouve qu’il était dans sa jeunesse un communiste virulent, il s’est engagé à seize ans dans l’armée Rouge, il était absolument athée. C’est à travers toute sortes de péripéties qu’il est arrivé en France. Il faut raconter en quelques mots comment il a été condamné à mort. Engagé dans l’armée Rouge, il a été capturé par l’armée Blanche. Bien sûr, tous les soldats rouges, prisonniers, étaient fusillés immédiatement. Léonide attendait la mort, les fusils braqués sur lui, quand il a regardé sous ses pieds et a été ébloui par la beauté de l’herbe verte. Auparavant, il n’avait jamais eu aucun souci, aucun désir de peindre ni aucune relation avec la peinture ni avec la couleur. A cet instant, un gradé de l’armée Blanche est passé et a arrêté l’exécution : « Mais non, vous n’allez pas fusiller cet enfant! » Ouspensky avait à peine dix-huit ans, c’était en 1920. Ainsi, il a prié toute sa vie pour cet homme qui l’avait sauvé.

Devant la mort imminente, donc, il a vécu cette expérience absolument incroyable, qui a donnée, au fond, le sens de toute son existence à venir : la vie lui avait été accordée, lui avait été rendue en quelque sorte, pour cette beauté et cette couleur.

Par la suite, il a été évacué avec l’armée Blanche, il est passé par Gallipoli , il a travaillé en Bulgarie et, là aussi, lui sont arrivées nombre de tribulations, il a failli perdre sa main droite dans les mines de charbon, il a failli perdre complètement la vue à cause de la malnutrition – quand on perd la vue à cause de la malnutrition, il est très rare que l’on puisse la retrouver et pourtant, miraculeusement, il l’a retrouvée; de même pour sa main accidentée dans les mines, on a fait venir un chirurgien de Sophia, un homme certainement extraordinaire, qui l’a opéré de manière prodigieuse. Il pouvait parfaitement se servir de sa main alors qu’il avait toutes les chances d’en perdre complètement l’usage. Et il est arrivé en France, recruté par des agents recruteurs des aciéries, très puissantes en France à cette époque, et qui cherchaient de la main d’œuvre. Le travail était très dur dans ces aciéries et, à la suite d’un accident, il a dû cesser d’y travailler.

Il a alors entendu parler d’une académie de peinture qui avait été fondée par la fille de Tolstoï et il est monté à Paris pour s’y inscrire et se consacrer à la Peinture. Ce désir de peindre ne l’avait pas quitté depuis qu’il avait échappé à la mort.

A Paris, en 1931, fut fondée une paroisse qui conservait la relation directe avec le Patriarcat de Moscou alors que les autres Russes de l’émigration étaient passés au Patriarcat de Constantinople.

Il est entré dans cette église par hasard, alors qu’il passait devant. Il y est entré « comme ça ». Il disait lui-même qu’à l’époque, il n’avait aucun souci ni de l’Eglise, ni du Christ, ni de la foi. Il a entendu le chœur chanter des mélodies anciennes, des mélodies traditionnelles et il a vu devant lui une image, une icône qui n’était pas très ancienne mais tout a fait traditionnelle et il a été frappé brusquement par le fait que, dans l’icône et dans le chant, il y avait le même mouvement, les mêmes lignes, la même inspiration. Ce fut un choc énorme. A partir de ce moment-là, il a commencé à s’intéresser à l’icône. En fait, ce jour-là, il a reçu une révélation, il a été bouleversé spirituellement. C’était une illumination au sens strict, qui lui faisait voir que dans ces œuvres, il n’y avait au fond qu’un seul auteur, c’était le Saint Esprit qui créait à travers les musiciens, les compositeurs de la musique liturgique, les chanteurs et c’était encore le Saint Esprit qui créait à travers l’icône. Chez les grands peintres, même quand leur style évolue ou quand ils peignent dans des styles très différents, on dit que cette œuvre est de lui parce qu’on reconnait la main!

Ouspensky, lui, a reconnu le Créateur, tant dans le chant que dans l’image, l’Artiste qui crée dans les deux cas. C’était, en fait, une découverte de l’existence de Dieu. Pour un athée, c’était la découverte de quelque chose qui était totalement en dehors de sa perception. C’était si l’on peut dire une deuxième révélation, j’emploie le terme de révélation au sens fort. Car en fait, si on le prend sérieusement, si l’on comprend de quoi il s’agit, c’est forcément une illumination par le Saint Esprit.

Dans cette académie, il a rencontré le moine Grégoire Kroug qui, de son côté, était devenu croyant orthodoxe dans un congrès de l’ACER près de Pskov, a Petchori, le Monastère des Grottes qui, à l’époque, était encore en Estonie.

Il avait fui St Pétersbourg avec sa famille en 1921 quand l’Estonie était devenue indépendante, et avait fait ses études là-bas. Après avoir terminé l’école, il avait fait des études d’art, de gravure particulièrement; il voulait absolument approfondir la peinture à l’huile et il entendit lui aussi parler de l’académie fondée par Tatiana Tolstoï. Il est venu à Paris et là, il a rencontré Ouspensky qui était déjà arrivé depuis plus d’un an. En fait, l’académie a fermé ses portes tout de suite après, à cause de la crise de 1929 et du manque de financement. Malgré cela, un certain nombres d’étudiants ont continué à se réunir dans un atelier qu’ils louaient pendant la période scolaire. Un peintre du nom de Millioti, relativement connu dans l’émigration Russe, continuait à donner des cours.
Emilie van Taack, Séminaire de Fondation Nationale Hellénique de la Recherche

Ouspensky et Kroug ont tout de suite sympathisé.

Kroug avait déjà pris quelques cours d’iconographie avec des vieux croyants, nombreux du côté Russe du lac Peïpous, mais également du côté Estonien. Ils étaient les seuls à avoir conservé la tradition iconographique ancienne alors que les lois de l’empire russe, depuis Pierre le Grand, interdisaient la peinture traditionnelle, obligeaient à peindre selon les critères de la peinture à l’huile occidentale suivant l’art italien, allemand etc. Les vieux croyants avaient gardé la technique et, comme pour toutes leurs traditions, d’une manière un peu figée. On reproduisait exactement toujours les mêmes modèles. Toutefois ce sont eux qui ont transmis les principes de la technique au Père Grégoire.

A l’époque, il n’était pas encore moine, il s’appelait George Ivanovitch. George a commencé à parler des icônes à Ouspensky jusqu’au moment où, – je vais ici accélérer un peu la chronologie pour préciser le propos – Ouspensky a fini par se convertir, il est revenu à l’Eglise Orthodoxe, bien sûr, dans laquelle il avait été baptisé dans son enfance. Il a donc été réintégré à l’Eglise par une personne toute a fait extraordinaire, l’archimandrite Athanase (Netchaev), une très grande personnalité spirituelle, connu pour avoir été le père spirituel du jeune Kyrill Bloom, futur métropolite Antoine, à la même époque.

Père Athanase a demandé à George Kroug et à Léonide Ouspensky, à ces deux jeunes peintres apparus dans sa paroisse, de peindre une iconostase pour son église. Les membres de cette communauté étaient d’une pauvreté extrême, ils étaient installés dans le sous-sol d’une fabrique de bicyclettes, l’église avait des murs blancs passés à la chaux avec quelques icones mais l’iconostase était de bois blancs avec des icônes de papiers collés. Devant la demande du père Athanase, les deux jeunes peintres qui étaient très modestes, ont été troublés et lui ont demandé : l’icône, c’est quoi ? Et le Père Athanase leur a répondu : « écoutez, moi je ne sais pas, je ne peux pas vous dire. La seule chose que je sais : c’est que de même que l’Evangile ne ressemble à aucune autre littérature, l’icône ne ressemble à aucune autre peinture». Et c’était vraiment une parole prophétique qui leur est restée dans le cœur à l’un comme à l’autre et qui a été une sorte de lumière dans toute leur existence....

En effet, presque cinquante ans plus tard, sur son lit de mort Léonide Ouspensky, lui qui avait écrit toute La théologie de l’icône, qui avait enseigné l’iconographie pendant tant d’années – à la fin de sa vie il y avait trente ou trente-cinq élèves a son atelier, des gens qui venait du monde entier (la peinture copte par exemple a été renouvelée grâce à son enseignement), son livre sur la théologie de l’icône traduit dans pratiquement toutes les langues des pays orthodoxes, livre lu et étudié dans tous les instituts de théologie – à la fin de sa vie, sur son lit de mort, il disait a une iconographe venue à son chevet, alors qu’il était sorti d’une sorte de demi coma: « Nous n’avons pas encore compris ce qu’est l’icône. »

Et donc, si l’on garde en perspective tous ces éléments, il me semble qu’il est absolument clair, exactement comme l’a dit le père Aimilianos, qu’il y a dans l’icône un mystère très grave et très profond que nous allons essayer d’expliciter un tant soit peu.

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Эмили ван Таак, Национальный Греческий Исследовательский Фонд :
Семинар « Икона через учение монаха Григория (Круга) и Леонида Успенского »
Русский перевод: Anne Worontzoff

Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 26 Mai 2021 à 07:12 | 1 commentaire | Permalien



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