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V.Golovanow
Le 8 janvier 2014 marquait les 460 ans du traité de Pereïaslav (1654) par lequel le hetman Bogdan Khmelnitski et les anciens des Cosaques juraient fidélité au tsar de Moscou. Cet évènement marque le début de la réunification du "Monde russe", auquel fait souvent référence le patriarche Cyrille, et ses conséquences sont toujours clairement perceptibles. L'une des premières en a été le transfert de la métropole de Kiev de Constantinople à Moscou dont la réalisation a été marquée par des considérations politiques bien plus que religieuses. Les péripéties en sont bien documentées mais relativement peu connues, surtout chez nous; elles ont fait l'objet d'un exposé très détaillé du professeur ukrainien Vladimir Bourega (1) sur bogoslov.ru (2) (en russe) et j'en propose un résumé analytique.
Contexte historique
La métropole de Kiev, fondée après le baptême de St Vladimir en 988, occupait la 60e place dans les dyptiques du patriarcat de Constantinople. Après la conquête tatare (XIIIe siècle) le métropolite suivit le Grand Prince à Vladimir (1354), puis à Moscou, devenue capitale du principal état russe, tout en gardant le titre de "métropolite de Kiev et de toute la Rus" jusqu'à l'obtention du titre de "patriarche de toute les Russies" en 1589.
Mais la métropole de Kiev, protégée des Tatars par les princes lituano-polonais dès le XIVe siècle (prise de Kiev en 1361) se rattacha à Constantinople en 1458 malgré les protestations du métropolite et du Grand prince de Moscou. Elle jouissait d'une grande autonomie de la part de Constantinople mais elle subit l'hémorragie de l'Union de Brest-Litovsk (1596) et ne se rétablit qu'avec le métropolite Pierre Moghila à partir de 1632. C'est donc une métropole très autonome mais affaiblie qui fait face à l'union avec la Russie qui se met en place.
Le 8 janvier 2014 marquait les 460 ans du traité de Pereïaslav (1654) par lequel le hetman Bogdan Khmelnitski et les anciens des Cosaques juraient fidélité au tsar de Moscou. Cet évènement marque le début de la réunification du "Monde russe", auquel fait souvent référence le patriarche Cyrille, et ses conséquences sont toujours clairement perceptibles. L'une des premières en a été le transfert de la métropole de Kiev de Constantinople à Moscou dont la réalisation a été marquée par des considérations politiques bien plus que religieuses. Les péripéties en sont bien documentées mais relativement peu connues, surtout chez nous; elles ont fait l'objet d'un exposé très détaillé du professeur ukrainien Vladimir Bourega (1) sur bogoslov.ru (2) (en russe) et j'en propose un résumé analytique.
Contexte historique
La métropole de Kiev, fondée après le baptême de St Vladimir en 988, occupait la 60e place dans les dyptiques du patriarcat de Constantinople. Après la conquête tatare (XIIIe siècle) le métropolite suivit le Grand Prince à Vladimir (1354), puis à Moscou, devenue capitale du principal état russe, tout en gardant le titre de "métropolite de Kiev et de toute la Rus" jusqu'à l'obtention du titre de "patriarche de toute les Russies" en 1589.
Mais la métropole de Kiev, protégée des Tatars par les princes lituano-polonais dès le XIVe siècle (prise de Kiev en 1361) se rattacha à Constantinople en 1458 malgré les protestations du métropolite et du Grand prince de Moscou. Elle jouissait d'une grande autonomie de la part de Constantinople mais elle subit l'hémorragie de l'Union de Brest-Litovsk (1596) et ne se rétablit qu'avec le métropolite Pierre Moghila à partir de 1632. C'est donc une métropole très autonome mais affaiblie qui fait face à l'union avec la Russie qui se met en place.
Une subordination de fait
L'accord historique de 1654 ne concernait de fait que la rive gauche du Dniepr, territoire cosaque qui avait refusé d'adhérer à l'union de Brest. Il incluait les deux diocèses bordant le Dniepr (Kiev et Tchernigov) alors que les 5 autres diocèses ukrainiens restèrent sous le contrôle de la Pologne qui était en état de guerre avec la Russie. Et l'accord ne parlait pas du statut de l'Eglise, mentionnant simplement la garantie des droits immobiliers du clergé. D'ailleurs le métropolite titulaire de Kiev revendiquait clairement l'obédience canonique de Constantinople.
Après sa mort en 1657, son successeur fut élu à Kiev par un concile épiscopal convoqué par le hetman, sans intervention de Moscou; il fut confirmé par Constantinople et reconnu par le tsar de Moscou et le roi de Pologne. Mais le hetman Vygovsky, successeur de Khmelnitski, changea de camp l'année suivante et, avec la participation du métropolite, conclut un accord avec le roi de Pologne (1658). Tous deux quittèrent Kiev pour s'installer en territoire polonais sur la rive droite du Dniepr alors que la rive gauche, tenue par la Russie, élisait comme hetman Youri Khmelnitski, le fils de Bogdan, qui signa un nouveau traité d'allégeance à Moscou (1659). Dans ce traité là il était spécifié que "le Métropolite de Kiev et tout le clergé de la "Petite Russie" seront sous la bénédiction du patriarche de Moscou".
Cette clause ne fut pas alors mise en œuvre car l'Ukraine fut le théâtre d'une guerre civile sanglante qui dura jusqu'en 1680 (voir "Taras Boulba" de Gogol). La chaire métropolitaine subit aussi plusieurs péripéties et vacances jusqu'en 1684, quand aussi bien le hetman régnant que Moscou décidèrent de convoquer un concile pour élire un nouveau métropolite. Le patriarche de Moscou et les coempereurs de Russie (3) écrivirent au patriarche de Constantinople pour demande l'autorisation d'introniser le métropolite, mais ils reçurent une réponse dilatoire. Un concile fut néanmoins convoqué à Kiev en 1685, sans attendre la réponse définitive, et ce fut un curieux concile, où n'était représenté que le clergé du diocèse de Kiev et où les représentants du hetman étaient plus nombreux que les membres du clergé… Le concile élit malgré tout l'évêque de Loutsk, diocèse situé dans la partie dominée par la Pologne, qui avait fui son diocèse pour échapper à la politique de "polonisation" menée par le royaume. Il était favorable au passage sous l'omophore de Moscou et fut intronisé à Moscou où il prêta serment "au futur patriarche (la chaire était vacante) et à tous l'épiscopat de Russie". Le transfert de la métropole de Kiev était réalisé "de facto" mais il fallait obtenir l'accord de Constantinople pour le légaliser canoniquement.
L'accord de Constantinople
Les pourparlers durèrent six mois et donnèrent lieux à des péripéties pour le moins surprenantes.
En 1685-86, quand se déroulent ces évènements, la Turquie avait de bonnes relations avec la Russie, dont elle était séparée par les territoires ukrainiens sous domination polonaise et le khanat de Crimée qui coupait la Russie de la mer Noire; les deux pays avaient même conclu un traité en 1681.
Les patriarches orientaux, dont les charges dépendaient du Sultan, résidaient à Istanbul ou Andrinople (Edirne) et avaient de nombreux contacts avec le pouvoir impérial russe; ils se rendaient fréquemment à Moscou et servaient d'agents d'information auprès de la Sublime Porte, comme l'écrit en particulier le patriarche de Jérusalem Docifèe. Ces contacts n'était évidemment pas très bien vu par le gouvernement turc: les patriarches d'Antioche et d'Alexandrie furent destitués après des séjours à Moscou et le patriarche de Constantinople Parthènios III fut même pendu en 1657 pour sa demande d'aide à la Russie … Après cela l'ambassadeur de Russie ne pouvait rencontrer les patriarches qu'après accord avec le Vizir.
Les patriarches étaient plutôt favorables à la réunification de la métropole de Kiev avec Moscou car ils espéraient que ce serait un premier pas vers l'intégration des duchés Danubiens puis la libération de la Grèce (en 1655 les patriarches de Jérusalem et d'Antioche demandaient au tsar Alexis 1 de "prendre la Moldavie sous sa protection"… et ce scénario se réalisa au XIXe siècle.) Il y eut d'ailleurs des contacts dès 1648-1651entre les patriarches de Jérusalem et de Constantinople et Bogdan Khmelnitski et ses représentants.
Les envoyés de Moscou chargés de négocier le congé canonique de la métropole de Kiev en 1686 obtinrent donc l'autorisation du Vizir de s'adresser au patriarche de Jérusalem, considéré comme le plus russophile; mais celui-ci leur opposa une fin de non-recevoir en leur reprochant la consécration anti canonique du métropolite de Kiev sans l'accord de Constantinople. Il qualifia cela de "rapt d'un diocèse" et répliqua vertement à la proposition d'une "généreuse aumône" en parlant de "tentative flagrante de simonie qui humilie l'Eglise orientale"… Il refusa donc de soutenir la demande de transfert de la métropole bien que dans sa lettre aux empereurs de Russie il déclarait approuver l'ordination du nouveau métropolite de Kiev. Dans le même temps l'envoyé de Moscou fut directement contacté par un émissaire du patriarche de Constantinople lui demandant de l'argent pour l'obtention du congé canonique. Mais le représentant de Moscou répondit en substance "le congé d'abord, l'argent ensuite"…
Alors les délégués de Moscou décidèrent de rencontrer le Vizir et les affaires s'arrangèrent. L'empire Ottoman était en effet en pleine déconfiture: battue devant Vienne par les armées de l'empire austro-hongrois et de la Pologne en 1863, l'armée turque venait d'abandonner Budapest, tenue pendant 140 ans, et battait en retraite. La Russie, en conflit avec la Pologne, était vue comme un allié potentiel de la Porte et le Vizir décida de satisfaire la demande de rattachement de la métropole de Kiev pour se concilier Moscou. Et il annonça à l'envoyé du patriarche russe qu'il "allait convoquer le patriarche de Jérusalem pour lui ordonner de satisfaire la demande du gouvernement russe." Après cela l'attitude du patriarche de Jérusalem changea du tout au tout; il déclara que, canoniquement, tout patriarche pouvait laisser partir un évêque dans un autre patriarcat et qu'il allait donc soutenir la demande russe auprès du patriarche de Constantinople. Pour cette compréhension du problème le patriarche reçut 2000 roubles or (sic).
Le patriarche de Constantinople nouvellement élu était Denis IV, qui fut élu et déposé cinq fois dans sa vie… En 1686 il venait d'être élu pour la quatrième fois et n'avait pas encore reçu ses pouvoirs du vizir. Il exécuta donc sa décision d'abord en écrivant en ce sens aux coempereurs de Russie, au patriarche de Moscou et au hetman en mai 1686, puis cette décision fut confirmée par un concile local du patriarcat en juin 1686 dont le tomos fut signé par le patriarche et 21 métropolites. Un autre tomos confirmait la nomination du métropolite de Kiev. Les envoyés de Moscou remercièrent le patriarche avec 200 roubles or et 120 peaux de zibelines dont le reçu personnellement signé par Denis est conservé.
Deux mois plus tard, alors que Moscou avait signé une "paix perpétuelle" avec la Pologne par laquelle la Russie s'engageait à rompre son traité avec la Turquie et à attaquer le khan de Crimée, allié des Turcs, le patriarche Denis fut accusé de collusion avec Moscou, accusation confortée par la transmission de la métropole de Kiev, et démis par le saint synode… Mais le tomos ne fut pas révoqué.
Conclusion
La métropole de Kiev perdit de son importance dans les années qui suivirent: les diocèses de la rive gauche furent directement rattachés au patriarcat, de même que les nouveaux diocèses crées aux XVIII-XIXe siècles après le démantèlement du Khanat de Crimée. Après la suppression du patriarcat sous Pierre le Grand, le métropolite fut remplacé par un archevêque nommé par l'empereur sur proposition du synode et les spécificités ukrainiennes furent progressivement nivelées; l'archevêché de Kiev devint ainsi un diocèse de l'Eglise russe parmi d'autres jusqu'après la révolution. C'est toutefois l'archevêque de Kiev Vladimir qui fut le premier néomartyr de l'Eglise russe en 1917.
La situation changea après la guerre avec l'annexion des anciens territoires polonais à l'Ukraine et la suppression de l'Eglise gréco-catholique dont les paroisses et diocèses rejoignirent l'Eglise russe: il y eut ainsi plus de paroisses du patriarcat de Moscou en Ukraine qu'en Russie jusqu'au schisme du pseudo-patriarcat de Kiev (1992). Après 1991 la métropole de Kiev retrouva son autonomie du XVIIe siècle, ayant son propre synode et convoquant son propre concile local pour élire son métropolite qui est simplement confirmé par Moscou.
Bien que le tomos de 1686 soit ainsi reçu et appliqué depuis près de 320 ans, ce qui constitue le critère essentiel de sa canonicité conformément au canon 4 du quatrième Concile Œcuménique confirmé par la règle 25 du concile in Trullo, sa canonicité a été contestée au XXe siècle. Ainsi le patriarche de Constantinople George VII justifia l'octroi de l'autocéphalie à l'Eglise de Pologne en 1924 par le fait que la séparation de la métropole de Kiev, dont dépendaient les diocèses de Pologne et de Lituanie, et son union avec Moscou "furent effectuées en dehors des règles canoniques"; de même, les schismes de l'EOU dans les années 1930 et de l'EOU-MK en 1992 se fondent sur la non-canonicité de la réunification de 1686 et parlant devant la cathédrale Sainte Sophie de Kiev à l'occasion du 1020ème anniversaire du baptême de Saint Vladimir, en 2008, le patriarche Bartholomée qualifiait les évènements de 1686 d'annexion et les comparait à l'attribution de l'autocéphalie aux Eglises des Balkans au XIXème siècle (Grèce, Serbie, Bulgarie, Albanie): tous ces actes ont été faits sous la pression des autorités politiques auxquelles le patriarcat avait dû se plier. Toutefois ce tomos ne fut jamais abrogé, les patriarches de Constantinople continuent à le respecter et ne reconnaissent pas les tentatives des schismatiques ukrainiens...
Et le professeur V. Bourega conclu que les évènements de 1686 doivent nous servir de leçon historique. Ils rappellent que, quelle que soient les circonstances politiques, l'Eglise du Christ doit s'efforcer de respecter ses fondements canoniques. "Les transgressions des hommes politiques et des hiérarques du XVIIe siècle nous reviennent en boomerang et nous obligent à faire un choix critique. Mais saurons nous répondre è ce défi?" termine-t-il.
Notes
(1) Vladimir Bourega docteur en histoire et en théologie, professeur et vice-recteur chargé de la recherche de l'Académie théologique et séminaire de Kiev. Cf.: Бурега Владимир Викторович
(2) Bogoslov.ru
(3) Les tsars Pierre et Jean, fils d'Axis 1er, régnèrent ensemble de 1682 à 1696 sous la régence de la princesse Sophia
NB: les citations proviennent du texte du professeur Bourega.
....................................................
Vladimir Bourega: « De la vie de l’émigration russe en Tchécoslovaquie, des rites occidentaux et du hooliganisme en Eglise… »
Vladimir Bourega parle des événements de ces dernières deux semaines en Ukraine
L'accord historique de 1654 ne concernait de fait que la rive gauche du Dniepr, territoire cosaque qui avait refusé d'adhérer à l'union de Brest. Il incluait les deux diocèses bordant le Dniepr (Kiev et Tchernigov) alors que les 5 autres diocèses ukrainiens restèrent sous le contrôle de la Pologne qui était en état de guerre avec la Russie. Et l'accord ne parlait pas du statut de l'Eglise, mentionnant simplement la garantie des droits immobiliers du clergé. D'ailleurs le métropolite titulaire de Kiev revendiquait clairement l'obédience canonique de Constantinople.
Après sa mort en 1657, son successeur fut élu à Kiev par un concile épiscopal convoqué par le hetman, sans intervention de Moscou; il fut confirmé par Constantinople et reconnu par le tsar de Moscou et le roi de Pologne. Mais le hetman Vygovsky, successeur de Khmelnitski, changea de camp l'année suivante et, avec la participation du métropolite, conclut un accord avec le roi de Pologne (1658). Tous deux quittèrent Kiev pour s'installer en territoire polonais sur la rive droite du Dniepr alors que la rive gauche, tenue par la Russie, élisait comme hetman Youri Khmelnitski, le fils de Bogdan, qui signa un nouveau traité d'allégeance à Moscou (1659). Dans ce traité là il était spécifié que "le Métropolite de Kiev et tout le clergé de la "Petite Russie" seront sous la bénédiction du patriarche de Moscou".
Cette clause ne fut pas alors mise en œuvre car l'Ukraine fut le théâtre d'une guerre civile sanglante qui dura jusqu'en 1680 (voir "Taras Boulba" de Gogol). La chaire métropolitaine subit aussi plusieurs péripéties et vacances jusqu'en 1684, quand aussi bien le hetman régnant que Moscou décidèrent de convoquer un concile pour élire un nouveau métropolite. Le patriarche de Moscou et les coempereurs de Russie (3) écrivirent au patriarche de Constantinople pour demande l'autorisation d'introniser le métropolite, mais ils reçurent une réponse dilatoire. Un concile fut néanmoins convoqué à Kiev en 1685, sans attendre la réponse définitive, et ce fut un curieux concile, où n'était représenté que le clergé du diocèse de Kiev et où les représentants du hetman étaient plus nombreux que les membres du clergé… Le concile élit malgré tout l'évêque de Loutsk, diocèse situé dans la partie dominée par la Pologne, qui avait fui son diocèse pour échapper à la politique de "polonisation" menée par le royaume. Il était favorable au passage sous l'omophore de Moscou et fut intronisé à Moscou où il prêta serment "au futur patriarche (la chaire était vacante) et à tous l'épiscopat de Russie". Le transfert de la métropole de Kiev était réalisé "de facto" mais il fallait obtenir l'accord de Constantinople pour le légaliser canoniquement.
L'accord de Constantinople
Les pourparlers durèrent six mois et donnèrent lieux à des péripéties pour le moins surprenantes.
En 1685-86, quand se déroulent ces évènements, la Turquie avait de bonnes relations avec la Russie, dont elle était séparée par les territoires ukrainiens sous domination polonaise et le khanat de Crimée qui coupait la Russie de la mer Noire; les deux pays avaient même conclu un traité en 1681.
Les patriarches orientaux, dont les charges dépendaient du Sultan, résidaient à Istanbul ou Andrinople (Edirne) et avaient de nombreux contacts avec le pouvoir impérial russe; ils se rendaient fréquemment à Moscou et servaient d'agents d'information auprès de la Sublime Porte, comme l'écrit en particulier le patriarche de Jérusalem Docifèe. Ces contacts n'était évidemment pas très bien vu par le gouvernement turc: les patriarches d'Antioche et d'Alexandrie furent destitués après des séjours à Moscou et le patriarche de Constantinople Parthènios III fut même pendu en 1657 pour sa demande d'aide à la Russie … Après cela l'ambassadeur de Russie ne pouvait rencontrer les patriarches qu'après accord avec le Vizir.
Les patriarches étaient plutôt favorables à la réunification de la métropole de Kiev avec Moscou car ils espéraient que ce serait un premier pas vers l'intégration des duchés Danubiens puis la libération de la Grèce (en 1655 les patriarches de Jérusalem et d'Antioche demandaient au tsar Alexis 1 de "prendre la Moldavie sous sa protection"… et ce scénario se réalisa au XIXe siècle.) Il y eut d'ailleurs des contacts dès 1648-1651entre les patriarches de Jérusalem et de Constantinople et Bogdan Khmelnitski et ses représentants.
Les envoyés de Moscou chargés de négocier le congé canonique de la métropole de Kiev en 1686 obtinrent donc l'autorisation du Vizir de s'adresser au patriarche de Jérusalem, considéré comme le plus russophile; mais celui-ci leur opposa une fin de non-recevoir en leur reprochant la consécration anti canonique du métropolite de Kiev sans l'accord de Constantinople. Il qualifia cela de "rapt d'un diocèse" et répliqua vertement à la proposition d'une "généreuse aumône" en parlant de "tentative flagrante de simonie qui humilie l'Eglise orientale"… Il refusa donc de soutenir la demande de transfert de la métropole bien que dans sa lettre aux empereurs de Russie il déclarait approuver l'ordination du nouveau métropolite de Kiev. Dans le même temps l'envoyé de Moscou fut directement contacté par un émissaire du patriarche de Constantinople lui demandant de l'argent pour l'obtention du congé canonique. Mais le représentant de Moscou répondit en substance "le congé d'abord, l'argent ensuite"…
Alors les délégués de Moscou décidèrent de rencontrer le Vizir et les affaires s'arrangèrent. L'empire Ottoman était en effet en pleine déconfiture: battue devant Vienne par les armées de l'empire austro-hongrois et de la Pologne en 1863, l'armée turque venait d'abandonner Budapest, tenue pendant 140 ans, et battait en retraite. La Russie, en conflit avec la Pologne, était vue comme un allié potentiel de la Porte et le Vizir décida de satisfaire la demande de rattachement de la métropole de Kiev pour se concilier Moscou. Et il annonça à l'envoyé du patriarche russe qu'il "allait convoquer le patriarche de Jérusalem pour lui ordonner de satisfaire la demande du gouvernement russe." Après cela l'attitude du patriarche de Jérusalem changea du tout au tout; il déclara que, canoniquement, tout patriarche pouvait laisser partir un évêque dans un autre patriarcat et qu'il allait donc soutenir la demande russe auprès du patriarche de Constantinople. Pour cette compréhension du problème le patriarche reçut 2000 roubles or (sic).
Le patriarche de Constantinople nouvellement élu était Denis IV, qui fut élu et déposé cinq fois dans sa vie… En 1686 il venait d'être élu pour la quatrième fois et n'avait pas encore reçu ses pouvoirs du vizir. Il exécuta donc sa décision d'abord en écrivant en ce sens aux coempereurs de Russie, au patriarche de Moscou et au hetman en mai 1686, puis cette décision fut confirmée par un concile local du patriarcat en juin 1686 dont le tomos fut signé par le patriarche et 21 métropolites. Un autre tomos confirmait la nomination du métropolite de Kiev. Les envoyés de Moscou remercièrent le patriarche avec 200 roubles or et 120 peaux de zibelines dont le reçu personnellement signé par Denis est conservé.
Deux mois plus tard, alors que Moscou avait signé une "paix perpétuelle" avec la Pologne par laquelle la Russie s'engageait à rompre son traité avec la Turquie et à attaquer le khan de Crimée, allié des Turcs, le patriarche Denis fut accusé de collusion avec Moscou, accusation confortée par la transmission de la métropole de Kiev, et démis par le saint synode… Mais le tomos ne fut pas révoqué.
Conclusion
La métropole de Kiev perdit de son importance dans les années qui suivirent: les diocèses de la rive gauche furent directement rattachés au patriarcat, de même que les nouveaux diocèses crées aux XVIII-XIXe siècles après le démantèlement du Khanat de Crimée. Après la suppression du patriarcat sous Pierre le Grand, le métropolite fut remplacé par un archevêque nommé par l'empereur sur proposition du synode et les spécificités ukrainiennes furent progressivement nivelées; l'archevêché de Kiev devint ainsi un diocèse de l'Eglise russe parmi d'autres jusqu'après la révolution. C'est toutefois l'archevêque de Kiev Vladimir qui fut le premier néomartyr de l'Eglise russe en 1917.
La situation changea après la guerre avec l'annexion des anciens territoires polonais à l'Ukraine et la suppression de l'Eglise gréco-catholique dont les paroisses et diocèses rejoignirent l'Eglise russe: il y eut ainsi plus de paroisses du patriarcat de Moscou en Ukraine qu'en Russie jusqu'au schisme du pseudo-patriarcat de Kiev (1992). Après 1991 la métropole de Kiev retrouva son autonomie du XVIIe siècle, ayant son propre synode et convoquant son propre concile local pour élire son métropolite qui est simplement confirmé par Moscou.
Bien que le tomos de 1686 soit ainsi reçu et appliqué depuis près de 320 ans, ce qui constitue le critère essentiel de sa canonicité conformément au canon 4 du quatrième Concile Œcuménique confirmé par la règle 25 du concile in Trullo, sa canonicité a été contestée au XXe siècle. Ainsi le patriarche de Constantinople George VII justifia l'octroi de l'autocéphalie à l'Eglise de Pologne en 1924 par le fait que la séparation de la métropole de Kiev, dont dépendaient les diocèses de Pologne et de Lituanie, et son union avec Moscou "furent effectuées en dehors des règles canoniques"; de même, les schismes de l'EOU dans les années 1930 et de l'EOU-MK en 1992 se fondent sur la non-canonicité de la réunification de 1686 et parlant devant la cathédrale Sainte Sophie de Kiev à l'occasion du 1020ème anniversaire du baptême de Saint Vladimir, en 2008, le patriarche Bartholomée qualifiait les évènements de 1686 d'annexion et les comparait à l'attribution de l'autocéphalie aux Eglises des Balkans au XIXème siècle (Grèce, Serbie, Bulgarie, Albanie): tous ces actes ont été faits sous la pression des autorités politiques auxquelles le patriarcat avait dû se plier. Toutefois ce tomos ne fut jamais abrogé, les patriarches de Constantinople continuent à le respecter et ne reconnaissent pas les tentatives des schismatiques ukrainiens...
Et le professeur V. Bourega conclu que les évènements de 1686 doivent nous servir de leçon historique. Ils rappellent que, quelle que soient les circonstances politiques, l'Eglise du Christ doit s'efforcer de respecter ses fondements canoniques. "Les transgressions des hommes politiques et des hiérarques du XVIIe siècle nous reviennent en boomerang et nous obligent à faire un choix critique. Mais saurons nous répondre è ce défi?" termine-t-il.
Notes
(1) Vladimir Bourega docteur en histoire et en théologie, professeur et vice-recteur chargé de la recherche de l'Académie théologique et séminaire de Kiev. Cf.: Бурега Владимир Викторович
(2) Bogoslov.ru
(3) Les tsars Pierre et Jean, fils d'Axis 1er, régnèrent ensemble de 1682 à 1696 sous la régence de la princesse Sophia
NB: les citations proviennent du texte du professeur Bourega.
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Vladimir Bourega: « De la vie de l’émigration russe en Tchécoslovaquie, des rites occidentaux et du hooliganisme en Eglise… »
Vladimir Bourega parle des événements de ces dernières deux semaines en Ukraine
Rédigé par Vladimir Golovanow le 25 Avril 2014 à 10:53
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