VLADIMIR.G

Un débat sur les langues liturgiques a mis en évidence trois approches différentes de l'Orthodoxie défendues par trois Français: une approche rationaliste (Daniel), une approche spiritualise (Clovis) et une approche culturelle et familiale (Vladimir, le signataire de ce post). Je trouve intéressent de confronter ces points de vues et de voir comment nous pouvons relever le défi de leur cohabitation dans la même foi et la communion au même calice de l'Orthodoxie.

La sensibilité orientale
"On observe entre I'Orient, et I'Occident des différences de mentalité."Père Michel EVDOKIMOV (1)

Quoi qu'en pense Daniel, l'Orthodoxie participe spécifiquement à la différenciation culturelle entre l'Orient et l'Occident européens crée par un millénaire de séparation politique depuis l'empire d'Orient: " Reconnaissons que des siècles d'occupation ont figé l'Église orthodoxe dans un certain immobilisme: il s'agit des invasions mongoles dans la Russie kiévienne, de la chute de Constantinople en 1453, de la révolution bolchevique et de l'occupation du Moyen-Orient par les Arabes. L'évolution du monde oriental ne s'est pas réalisée par étapes comme en Occident avec le Moyen Age, la Renaissance humaniste, les mouvements de la Réforme, le siècle des Lumières.

Les pays d'Orient, où les Églises chrétiennes étaient majoritaires, ont dû affronter brusquement le monde moderne sans préparation. Je ne cherche pas à excuser un certain immobilisme orthodoxe mais tente seulement de l'expliquer" (Père Michel EVDOKIMOV, ibid. 1.) D'accord que cette séparation a eu un impact déterminant, je ne parlerais toutefois pas uniquement d'immobilisme mais j'insisterais, avec Olivier Clément, sur «L’essor du christianisme oriental», essentiellement axé sur la contemplation, le mysticisme et la spiritualité. "La tradition orthodoxe n'a jamais voulu établir une distinction nette entre la mystique et la théologie, entre l'expérience personnelle des mystères divins et le dogme de l'Église. La théologie n'a pas pour objet une connaissance abstraite sur Dieu, mais la préparation de l'homme à l'union avec Lui. Ainsi, plutôt que de tenter de percer le mystère au moyen de l'entendement, elle doit tout au contraire provoquer une transformation intérieure de notre esprit, afin de nous ouvrir à l'expérience mystique. Toute théologie tend alors à la vie mystique, celle-ci n'étant rien d'autre que la vie spirituelle chrétienne." (Résumé de "l'Essai sur la théologie mystique de l'Église d'Orient" de Vladimir Lossky) "Il a été dévolu à I'Eglise orthodoxe le don de la contemplation de la beauté du monde spirituel" disait le père Serge Boulgakov (cité par le père Père Michel EVDOKIMOV, ibid. 1).

C'est donc un véritable fossé qui s'est progressivement creusé entre le monde occidental et le monde oriental à partir de l’époque médiévale car "la voie occidentale" (ibidem) s'oriente tout à fait différemment: son côté rationaliste part de très loin (Saint Augustin cherche déjà à prouver l'existence de Dieu) et après par la scolastique la renaissance et les Lumières dont parle le père Michel, passe par Hegel et ses preuves de l'existence de Dieu et Vatican II pour atteindre un paroxysme. Chacun doit maintenant tout comprendre, participer à tout et l'Eglise occidentale doit s'adapter à cette exigence du savoir de l'homme contemporain alors que l'Orthodoxie s'en méfie. Cette différenciation a fait l'objet de nombreuses analyses, par exemple par le père Alexandre Schmemann dans son Journal, dans son livre sur l'Eucharistie, etc., et mon objectif dans ce poste sera de voir s'il est possible de réconcilier les deux approches pour qu'elles puissent coexister et s'enrichir mutuellement dans l'Orthodoxie. Je n'ai pas la prétention de lancer un débat théologique et je reste très pratique et concret en me limitant à l'exemple de la traduction des textes liturgiques.

Orthodoxie raisonnée:

L'Orthodoxie demande communion et adhésion et si les fidèles ont besoin de tout comprendre pour adhérer et prier, comme l'affirme la majorité des Occidentaux, "encore faut-il comprendre ce que le texte nous dit au moment précis où on le lit. Sinon, le cœur a aussi des problèmes à suivre, un peu comme si vous adressiez une déclaration d'amour à l'élu(e) de votre cœur... dans une langue qu'il ne connait pas..." écrit très justement Daniel (ibidem No 16) et il est donc indispensable de leur en donner la possibilité. Mais que veut dire "comprendre" quand on prie? La Liturgie n'est-elle pas avant tout une tentative de contact avec Dieu, de participations à son Règne, par nature ineffable et incompréhensible?

La traduction est à l'évidence un moyen, mais il reste limité: "nos offices, tels qu'ils se sont formés, représentent une grande richesse spirituelle et une grande école spirituelle. Mais c'est une école qu'on ne peut suivre sans préparation, sans efforts intérieurs" avait affirmé Mgr Hilarion de Volokolamsk dans une interview en 2009 en soulignant que "personne ne pourra comprendre comme il faut les célébrations, quelle que soit la langue, s'il ne lit pas les saintes écritures et s'il n'étudie pas les textes liturgiques, s'il ne se pénètre pas de l'esprit et de la forme de pensée qui ont donné naissance à ces textes." Et il continue en prenant l'exemple du Grand Canon d'André de Crète: "Si on le lit en russe /pour nous ce serait en français/, il deviendra un tout petit peu plus compréhensible qu'en slavon, mais c'est le style même de ce canon, ce commentaire allégorique des Saintes Ecritures, qui est complètement étranger à l'homme contemporain." Ce n'est donc pas la simple traduction qui peut se lire à l'office, mais une traduction raisonnée et commentée qui devient indispensable et je prends alors l'exemple de Clovis (ibidem No 18) : "je dispose de livres et de (presque) tout ce qu'il faut pour suivre la liturgie et approfondir mon petit bonhomme de chemin, mais je fais ce travail à la maison, personnellement; durant la liturgie je préfère ne pas m'encombrer de trop de livres d'autant plus que je sers à l'autel."

La primauté du cœur et la Tradition

Pour les Orthodoxes, c'est par les sentiments et le cœur qu'on adhère en premier. Cette approche est particulièrement bien décrite dans "Les récits d'un pèlerin russe"(1): comme les petits enfants et les humbles, les "Simples d'esprit" adhérent sans comprendre puis, petit à petit, comprennent de plus en plus. Et je citerai encore Clovis: "J'ai eu une approche de la liturgie par le cœur comme en parle Vladimir, cet amour m'a donné envie de comprendre et non pas que simplement saisir son contenu. Cela dit, même au commencement, je n'ai jamais été perdu dans la liturgie en slavon j'ai tout de suite identifié le credo, le Notre Père etc." (je rappelle que Clovis est Français!) Mais la majorité des adultes, en Russie comme en Grèce, ne comprennent pas la totalité des textes (le russe s'est éloigné du slavon comme le grec moderne du grec liturgique): ils adhérent néanmoins et communient avec l'Église visible et invisible par l'ensemble des rites, les icônes, la musique, les signes de croix, les métanies… Pour eux, évidemment, les "Nouki", "cyclamens" (2) et autres innovations sont totalement inacceptables… Mais je ne crois pas que les "intellectuels occidentaux" doivent ignorer, mépriser ou rejeter cette sensibilité-là: peut-être minoritaire en Occident, elle me semble majoritaire dans l'ensemble de l'Orthodoxie, et elle en constitue certainement une composante essentielle. Et c'est à cette vérité gardée par le Peuple de Dieu que fait référence Mgr Hilarion dans sa récente interview quand il dit "Il ne saurait être question d’une russification /francisation pour nous/ intégrale des offices, cela conduirait à la déperdition de la poésie ecclésiale et de la tradition multiséculaire qui constituent notre patrimoine inaliénable."

"Une fonction essentielle de la tradition liturgique est de garder en plénitude la vision et la doctrine chrétiennes du monde, de l'Eglise, de l'homme, une plénitude qu'aucun individu ni aucune époque ni aucune génération ne sont capables à eux seuls de comprendre et de conserver écrit le père Alexandre Schmemann. Tout de même que le fait chacun de nous, chaque culture ou société choisi, inévitablement dans le christianisme ce qui correspond à ses "besoins", ou à ses problèmes. Aussi est-il d'une importance majeure que la Tradition, I 'organisation, les définitions dogmatiques et la rège de prière de l'Église ne permettent d'identifier avec le plérome de la révélation chrétienne aucun de ces choix ni les jugements et adaptations qui les accompagnent immanquablement.

Or il se produit sous nos yeux, dans le christianisme occidental, un processus de réévaluation de la tradition en fonction de sa correspondance avec les "besoins du temps" et les "problèmes de l'homme d'aujourd'hui". Et ce sont justement cet "homme" et la culture "moderne" qui représentent les critères d'appréciation de ce qui serait permanent et de ce qui serait caduc dans le christianisme, à peu près sans discussion. Pour mieux servir cette ' modernité ', certains sont disposés à évacuer de l'Église tout ce qui leur paraît "non pertinent", "inactuel", (irrelevant). C'est la sempiternelle tentation du modernisme qui secoue périodiquement l'organisme ecclésial. Aussi, quand il est question de telle ou telle coutume ou tradition "désuètes'' est-il indispensable de faire preuve de la plus grande prudence et de se demandent non pas si elles correspondent à la " modernité", mais si elles expriment quelque chose de constant et de substantiel dans le christianisme, quand même elles sembleraient "dépassées"." (4)

Construire des ponts

Je pense que l'Orthodoxie constitue aussi un pont entre les sensibilités, les mentalités et les valeurs de l'est et de l'ouest de l'Europe. En effet, si nombre d'Occidentaux s'intéressent à l'Orthodoxie pour son côté oriental, mystique et spirituel, ils gardent néanmoins leur approche analytique et rationnelle, ils veulent comprendre, sans pour autant perdre les valeurs qui les attirent dans l'Orthodoxie, et ils en ont le droit. Et donc, sans rien abandonner des valeurs et de la Tradition orthodoxe, on peut à juste titre être amenés à s'interroger sur ce qui est valeur et Tradition et ce qui n'est qu'habitude et coutume. Et c'est bien là qu'intervient l'apport de ces théologiens qui scrutent l'Orthodoxie avec des outils occidentaux tout en respectant ses valeurs orientales.

Notes:
(1) In "Une voix chez les orthodoxes". Propos recueillis par ARLETTE DE MAREDSOUS. Paroles pour vivre. Les Editions du Cerf. PARIS.1998.
(2) "Les Récits d’un pèlerin russe", auteur anonyme. un des fleurons de la littérature russe orthodoxe populaire, paraissent pour la première fois à Kazan en Russie vers 1870. Traduit en français, Traducteur : Jean LALOY, Editeur : SEUIL. Extraits audio sur "Notre Dame de l'Accueil"

(3) "Nouki": début malheureux de "l'Hymne des Chérubins", "Nous qui…" chanté à la Sainte Liturgie pendant la "Grande entrée" qui ouvre la "Liturgie des fidèles;" "cyclamens": sonorité malheureuse de la proclamation finale "…siècles. Amen" qui ponctue les offices.
(4) In "L'EUCHARISTIE Sacrement du Royaume". Traduit par Constantin Andronikov. L'Échelle de Jacob. Editions ŒIL - YMCA.PRESS. P.87







Rédigé par Vladimir G le 7 Mai 2012 à 12:04 | 23 commentaires | Permalien



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