Témoins de Lumière : l’archipel des Solovki et Butovo, Golgothas russes (partie 4)
Anna Khoudokormoff-Kotschoubey

Révérends Pères, Chères Sœurs, Mesdames, Messieurs, Chers amis.

BUTOVO

Nous voici dans la seconde partie de notre entretien. Le polygone de Butovo (photo) est un lieu fondamentalement différent des Solovki. Ici, pas de nature embellissante. Juste une banlieue de Moscou, très banale. Le mot « polygone » est un mot employé pour indiquer un endroit d’entraînement de tirs. Tout simplement. Et tout froidement. L’endroit était interdit à la population, bien gardé, et sous couvert de tirs d’entraînement de l’armée, on y a exécuté des milliers de personnes. Ici on tuait. On ne faisait que cela. Personne n’y entrait, sauf des camions chargés de condamnés, toujours la nuit. Ce lieu de massacres apparut plus tard que celui des Solovki. Il n’est que le plus connu des endroits similaires dans toute la Russie et est le résultat d’une politique planifiée d’extermination de tous les opposants possibles ou imaginaires du nouveau régime.

« Officiellement », sur le « polygone» de Butovo, 20.761 personnes ont été fusillées seulement entre août 1937 et octobre 1938 - en un an donc - au moment de l’apogée de la Terreur. Cependant, le chiffre total est certainement beaucoup plus grand, mais on ne le saura jamais au juste.

Témoins de Lumière : l’archipel des Solovki et Butovo, Golgothas russes (partie 4)
Si l’on sait que le polygone a fonctionné à partir de 1934 et jusqu’en 1953 on pourrait se faire une idée du nombre, si l’on sait aussi que parfois, en une nuit, disparaissaient 400 personnes, ou plus. C’est le cas du 28 février 1938 où 562 personnes furent fusillées…

Les victimes représentent plus de soixante nationalités. Parmi elles, des « vieux-croyants», des catholiques, luthériens, baptistes…; il y avait trois mollahs et un rabbin. Butovo symbolise « tout un peuple ». C’est aussi l’endroit de Russie où ont sans doute été exécutés le plus grand nombre de membres du clergé orthodoxe et où la concentration de saints est la plus forte.

Comment en est-on venu à découvrir cet endroit secret ?

Fondé de façon informelle en 1987 et officialisé en 1989, dans un contexte de plus grande liberté de parole et de publicité des débats sur l’histoire de l’Union soviétique, une association appelée MEMORIAL s’est créée et qui avait pour but la réhabilitation des victimes du régime stalinien. Son action aboutit à la promulgation en 1991 d’une loi autorisant cette réhabilitation, et donc autorisant la recherche de la vérité historique.

Une Commission auprès de la ville de Moscou fut chargée de la réhabilitation des personnes injustement condamnées, et une association se créa pour la mémoire des victimes des répressions politiques. A sa tête se trouvaient des personnes ayant passé des années dans les prisons et les camps ainsi que des parents de fusillés.

De leur côté, des étudiants de l’Institut de théologie Saint Tikhon, dirigé par le très fameux père Vladimir Vorobiev, particulièrement attaché à la mémoire et la vénération des nouveaux martyrs de la foi en Russie soviétique, faisaient des recherches sur les membres du clergé disparus. Le travail du groupe consistait à établir un fichier des prêtres et paroissiens fusillés et à constituer des biographies. Ses membres voulaient d’une part rétablir la vérité historique et d’autre part informer les parents des victimes du sort qui leur avait été réservé et du lieu où elles avaient été enterrées. Le livre de la mémoire qu’ils éditèrent était à la fois une forme de réhabilitation des victimes et un acte de repentir.

L’existence du polygone ne fut révélée qu’au début de l’année 1992. On supposait certes depuis longtemps qu’il y avait une « zone spéciale » dans l’arrondissement de Butovo. Mais le lieu n’était mentionné nulle part, dans aucun document officiel.
Des témoins des répressions furent recherchés dans les villages environnants ; un ancien chauffeur du NKVD fut ainsi interrogé, ainsi qu’un des anciens membres de la direction du NKVD de Moscou. Grâce à ces témoignages, on apprit qu’il existait deux lieux : Butovo et Kommunarka, non loin. En juin 1993, après plusieurs mois d’efforts pour obtenir auprès du Service fédéral de sécurité l’autorisation d’accéder à Butovo, l’Association pour la mémoire des victimes des répressions politiques visita le polygone.

Cette même année, fut posée une plaque commémorative avec les noms et dates d’exécution des suppliciés en présence d’officiels et de près de 350 parents de victimes. En 1994, fut érigée par le père Vladimir Vorobiev une imposante croix en bois

Comme parmi les victimes abattues à Butovo et enterrées sur les six hectares de ce polygone il y avait un grand nombre de martyrs, morts pour leur foi il fut décidé d’y implanter une paroisse. Une communauté orthodoxe, formée très largement de parents de victimes, se constitua et décida la construction de l’église des « Saints martyrs et confesseurs de la foi Russes de Butovo » , où la première liturgie fut célébrée le 16 juin 1996. Cette église fut, pour son recteur, le père Kyrill Kaleda, l’aboutissement de sa longue quête d’un lieu. Voici ce que dit le père Kyrill :

« i[Toute ma vie, j’ai su que mon grand-père était mort pour sa foi orthodoxe, parce qu’il était prêtre. Et même pendant les années de répression contre les croyants sous Khrouchtchev, jamais mes parents ne l’ont caché. Nous étions alors petits. Nous priions pour savoir un jour où notre grand-père était mort. Longtemps on nous cacha les conditions de sa disparition. Après son arrestation en septembre 1937, on annonça à ma mère et son frère que notre grand-père avait été condamné à dix ans sans droit de correspondance. À la fin des années 1940 et au début des années 1950, mon oncle, le père Evgenii, chercha des renseignements sur le décès de mon grand-père. Après la mort de Staline, on nous affirma que notre grand-père était mort en camp le 21 décembre 1943 d’une maladie rénale. C’était un mensonge officiel. Au temps de Khrouchtchev, il fut en-effet décidé de ne pas donner aux parents des personnes exécutées les vraies raisons de la mort de leurs proches, et d’imputer celle-ci aux années de guerre et à toutes sortes de maladies. En 1989, nous apprîmes que notre grand-père avait été fusillé, sans savoir où il avait été enterré. Et ce n’est qu’en 1994, lorsque fut bénie la Croix mémorial de Butovo, que nous apprîmes qu’il avait été exécuté et inhumé sur le polygone. C’est alors que notre famille ainsi que les familles d’autres victimes de Butovo se mirent à construire l’église. À ce moment-là, j’étais encore à l’état laïc et chercheur [en géologie]. On me choisit comme président du conseil paroissial de la nouvelle communauté, comme marguillier. Au bout de quelque temps, je devins prêtre et recteur de la paroisse ».]i

Le père Kyrill aime à rappeler que c’est l’offrande d’une femme, un simple mouchoir, qui lui fit comprendre l’importance de construire un édifice religieux à Butovo. Les parents de victimes apportent des effets ayant appartenu aux membres de leur famill exécutés ici : des icônes, des vêtements religieux, des photos et documents. Certains de ces objets (photo) sont exposés dans la petite église en bois.

A côté de l’église il y a un petit clocher très simple. Une petite croix indique l’endroit où furent découvertes des tranchées où on jetait les corps des suppliciés. On ne sait pas encore l’amplitude de toutes ces tranchées, et peut-être ne le saurons-nous jamais, en attendant beaucoup de personnes déposent des cierges sur la terre (photo) car à Butovo on marche sur le sang des martyrs.

Témoignages

Contrairement aux Solovki, à Butovo les condamnés n’avaient pas le temps d’exprimer leurs pensées, leurs sentiments. Ici pas de carnets de mémoires, pas de testaments spirituels, on ne sait rien sur leurs derniers instants. C’est pourquoi les quelques vies suivantes ne seront que le reflet de personnages connus pour leur haute personnalité et services pour l’Eglise.

Séraphim Tchitchagov, métropolite (1856 - 1937), originaire d’une famille de la noblesse, a quitté une brillante carrière militaire pour devenir prêtre sous l’influence du père Jean de Kronstadt. Musicien, dessinateur, auteur d’ouvrages sur l’art militaire et sur la médecine. Devenu veuf, il entre dans les ordres. Consacré évêque, il fut l’un des promoteurs de la canonisation du saint Séraphim de Sarov en 1903. Après la révolution, il connaît des périodes d’arrestation et de relégation. Evêque à la retraite, il est de nouveau arrêté en 1937, à 81 ans. Condamné à mort et fusillé le 11 décembre sur le polygone de Boutovo. Canonisé en 1997.

Arkadi Ostalski, évêque de Bejetsk (1888-1937). Fils d’un prêtre, se fait connaître par son activité de prédicateur. Arrêté en 1922 au moment de la campagne de confiscation des biens de valeur de l’Eglise, il est condamné à mort, mais sa peine est commuée et il est finalement libéré en 1924. Après une seconde arrestation et une période de clandestinité, il est de nouveau condamné en 1928 à 5 ans d’internement dans le camp des îles Solovki. Libéré en février 1937, il est nommé évêque de Bejetsk. Il est de nouveau arrêté en septembre 1937. Condamné à mort, il est fusillé sur le polygone de Boutovo. Canonisé en 2000.

Prêtre Michel Chik (1887-1937), fils d’un riche marchand israélite, fait des études de philosophie, puis s’engage dans l’armée pendant la Première guerre mondiale. En 1918, il devient chrétien orthodoxe. Est ordonné diacre et après deux ans d’exil, devient prêtre. Il se retire à la suite de la déclaration de loyauté du métropolite Serge, mais continue à célébrer secrètement dans une chapelle aménagée à son domicile, comptant de nombreux enfants spirituels dans les milieux intellectuels. Arrêté en 1937, il est fusillé en même temps que plusieurs dizaines de prêtres sur le polygone de Butovo.

Conclusion

Peut-on établir un parallèle entre les supplices des Solovki et ceux de Butovo ? On sait que des prisonniers qui furent relâchés des Solovki se sont trouvés à Butovo. Comme nous venons de le voir avec l’évêque Arcadi, on peut établir un lien et ce lien a été notamment réalisé en août 2007, par l’installation à Butovo d’une énorme croix en bois, sculptée aux Solovki - comme c’est la tradition dans le Nord de la Russie - et apportée de là en procession grandiose en passant lentement par plusieurs camps de prisonniers connus ou présumés, et en s’arrêtant à chaque fois pour célébrer une panikhide
Ici, à Butovo l’émotion est totale, dense. Que l’on vienne se recueillir ici, seul, face à face devant une tranchée, ou après Pâques, lorsque chaque année, on célèbre ici avec recueillement et ferveur la joie de la Résurrection, c’est une explosion de paix et de certitude. Plus de Comment ? Plus de Pourquoi ? Toute une foule de pèlerins célèbre la Fête des Fêtes. (photos). Que le soleil brille, ou qu’il pleuve à torrents, ou qu’il gèle subitement, résonne ici le triomphe de tous ceux qui nous ont donné la seule vraie vérité : « le Christ est Ressuscité, en vérité il est Ressuscité ». Ici, extraordinairement, sur cette terre jonchée de martyrs, l’émotion est intense et la certitude de la Vie plus forte que jamais. C’est ce cadeau, cette grâce que l’on reçoit un peu en tremblant tout de même. On dirait que chaque motte de terre que l’on foule de nos pieds révèle le saint qui y est couché… Car on ne sait pas combien de fosses communes sont ici et le saurons-nous jamais ?

Nous avons entendu il y a quelques instants des témoignages de personnages célèbres et connus pour leurs services pour l’Eglise, devenus saints. Je voudrais ajouter ici des témoignages simples et forts à la fois de trois personnes qui ont participé à un pèlerinage de l’Association Saint Silouane l’Athonite en 2003 en Russie. Pour deux d’entre elles, c’était une première visite. Butovo les a marqués.


Témoins de Lumière : l’archipel des Solovki et Butovo, Golgothas russes (partie 4)
1er témoignage (Guillaume): Butovo, en banlieue, où nous avons participé à une liturgie en plein air, avec des dizaines d’évêques et plusieurs centaines de prêtres pour fêter les nouveaux martyrs massacrés en masse à cet endroit ; Butovo, terre d’horreur (sous nos pieds des fosses communes et des ossements) et terre sainte, ceci exprimé dans la belle homélie sur la signification spirituelle des martyrs, dont les fruits sont la résurrection de l’Eglise.(Evangile St Jean, 15).

2ième témoignage (Monique) : Butovo, devant le nombre annoncé de participants (des centaines de prêtres et plusieurs milliers de fidèles), ma crainte d’une cérémonie spectaculaire et pompeuse était grande, et j’étais plutôt réticente au décorum et au faste. Mais la réalité de cette fosse commune de 20.000 chrétiens tués pour leur foi, la puissance de la prière collective, la rigueur de la célébration m’ont profondément émue. Ici, à Butovo, l’intensité de la foi vécue par ses martyrs, se révélait. L’Eglise indestructible, rayonnante, céleste et terrestre, était tangible. (Ap.3, 5.2).

3ième témoignage (Christian) : liturgie en plein air à Butovo, pour rendre hommage à plus de 20.000 martyrs, la plupart morts pour leur foi. Quel destin que celui de ce pays : quelles souffrances ! Et pourtant la foi est là, plus vivante que jamais : des centaines de prêtres concélèbrent, des milliers de fidèles dans le recueillement et la communion. Et comme tous, je ressens la puissance de la prière de tous ces chrétiens morts pour le Christ, qui participent de la résurrection de l’Eglise russe. Je suis, moi aussi, emporté par ce courant, et le sang des martyrs, qui me ressuscite…

Par ces témoignages, qui se recoupent, nous voyons que Butovo est véritablement un lieu de Vérité, une source de ressourcement, une source de force de renouvellement.

Finalement, Butovo et les Solovki, sont des révélateurs du fond de notre âme. Les prières que l’on dit pour les saints, les acathistes que l’on chante pour les saints, sont véritablement nos guides de Lumière, nous l’avons vu ce matin. Avant de terminer ce long cheminement, j’aimerais relire avec vous le Kondakion no. 9, de l’acathiste « Dieu soit loué pour tout » composé par le métropolite Triphon (Turkestanov).

Lorsque j’ai préparé cet entretien, je ne savais par qu’on chanterait cet acathiste mais j’avais en tête de lire ce Kondakion car il me semblait être un résumé de tout ce que nous avons dit aujourd’hui. Comme quoi on peut véritablement dire qu’il n’y a pas de hasard mais une Providence qui nous guide ou du moins une mystérieuse longueur d’onde qui nous rapproche. En-effet, le métropolite Tryphon, qui était connu comme le « Chrysostome de Moscou » en raison de son éloquence, fut pourchassé, harcelé, et mourut à Moscou en 1934. Son portrait – (photos + tombe, + esquisse de Korine) que nous voyons ici devait figurer sur une grande toile qui se serait appelée « La Russie qui disparaît » peinte par le fameux peintre Korine, mais celui-ci fut également persécuté et jamais la toile ne put être achevée…

Kondakion 9. Pourquoi la nature sourit-elle les jours de fête ? D’où vient alors l’atmosphère merveilleuse qui se répand dans mon cœur, et qu’on ne peut comparer à rien de terrestre ; d’où vient que l’air même de l’autel et de l’église deviennent porteurs de lumière? C’est le souffle de Ta grâce, c’est le reflet de la lumière du Thabor ; alors le ciel et la terre chantent : Alleluia.

C’est ainsi que nous pouvons dire que Butovo est un lieu de Transfiguration et de Résurrection.

Les suppliciés de Butovo, comme ceux des Solovki, n’étaient pas tous morts pour leur foi. Ils n’étaient pas tous orthodoxes, ni tous chrétiens. Car si le clergé était spécifiquement visé, les persécutions touchaient toutes les catégories de la population, y compris à un moment donné ceux-là même qui étaient à l’origine ou avaient participé à l’instauration de ce régime de la terreur. Des centaines de milliers d’innocents, intellectuels, professeurs, savants, médecins, artistes, musiciens, écrivains, poètes, peintres ou « simple homme ou femme ou même enfant ‘de la rue’ » ont péri sans raison. On ne peut sonder les âmes. C’est pourquoi l’Eglise qui vénère ses saints, prie aussi pour le repos des âmes de tous les suppliciés.

Maintenant, je peux enfin me taire…

L’ecténie pour les nouveaux martyrs sera récité par le Père Serge Model, tandis que l’hymne « Mémoire Eternelle sera chanté par un petit chœur dirigé par Matouchka Tatiana Reingardt, hymne subliment chanté qui fit monter des larmes à plus d’un.
DIEU SOIT LOUE POUR TOUT.

Anne Khoudokormoff-Kotschoubey
Bruxelles Golgothas russes: La Grâce du Martyre
15 octobre 2011
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"PO" ÉLISABETH DE RUSSIE, moniale, martyre et sainte
La joie de Macha

Rédigé par Parlons d'orthodoxie le 26 Janvier 2012 à 17:00 | 3 commentaires | Permalien



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