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Intervention de Serge Tchapnine au monastère de la Vierge d’Ivérie dans le cadre du club Valdaï « La diversité de la Russie face au monde moderne, 2013 »
Je tiens tout d’abord à exprimer ma gratitude à Serge Schmemann (le fils du père Alexandre Schmemann) pour son admirable et très expressif récit consacré à la vie de l’émigration russe. Je ne peux cependant être d’accord avec lui pour dire que « l’émigration a déjà transmis à La Russie tout ce qui pouvait l’être ». Qu’est-ce que l’émigration n’a pas encore transmis à la Russie de ce qui doit l’être ? J’aspire à ce que vous transmettiez à la Russie votre vision d’une Russie authentique, ancrée dans son histoire et non soviétique. Je pense au nouveau livre que Serge Schmemann consacre à son père, le protopresbytre Alexandre. Cet ouvrage intitulé « La liturgie de la mort » doit paraître en octobre. Il s’agit d’un puissant et convaincant témoignage de l’inexistence de la mort.
Nous avons, au début du débat, entendu les allocutions de nombreux officiels. En ce qui me concerne je tiens à intervenir en tant qu’orthodoxe et que chercheur se consacrant à l’étude de la vie religieuse dans la Russie de nos jours.Je m’en tiendrai à cinq affirmations. D’abord :
Je tiens tout d’abord à exprimer ma gratitude à Serge Schmemann (le fils du père Alexandre Schmemann) pour son admirable et très expressif récit consacré à la vie de l’émigration russe. Je ne peux cependant être d’accord avec lui pour dire que « l’émigration a déjà transmis à La Russie tout ce qui pouvait l’être ». Qu’est-ce que l’émigration n’a pas encore transmis à la Russie de ce qui doit l’être ? J’aspire à ce que vous transmettiez à la Russie votre vision d’une Russie authentique, ancrée dans son histoire et non soviétique. Je pense au nouveau livre que Serge Schmemann consacre à son père, le protopresbytre Alexandre. Cet ouvrage intitulé « La liturgie de la mort » doit paraître en octobre. Il s’agit d’un puissant et convaincant témoignage de l’inexistence de la mort.
Nous avons, au début du débat, entendu les allocutions de nombreux officiels. En ce qui me concerne je tiens à intervenir en tant qu’orthodoxe et que chercheur se consacrant à l’étude de la vie religieuse dans la Russie de nos jours.Je m’en tiendrai à cinq affirmations. D’abord :
I. - Les quatre domaines de notre dialogue
Le dialogue auquel participent l’Eglise orthodoxe russe ainsi que les autres communautés religieuses est axé sur quatre domaines essentiels :
- Echanges entre diverses religions et communautés religieuses
- Echanges entre les communautés religieuses et l’Etat (y compris entre les institutions interétatiques)
- Entre les croyants et les non croyants
- Echanges au sein des communautés religieuses.
Chacun de ces domaines est spécifique mais le cadre de ce débat ne me laisse pas le temps d’en traiter dans le détail.
II. Les concepts dont nous opérons
Ossip Mandelstam avait constaté que « lorsqu’ une époque historique est proche de sa fin les concepts abstraits commencent à émettre des relents nauséabonds ». Très franchement, c’est aujourd’hui une constatation que je partage.
Le métropolite Hilarion a déjà relevé que le dialogue inter-religieux ne se fonde pas aujourd’hui sur la nature de la foi confessée par les participants à ce dialogue. Il y a dans cette approche des traits positifs comme d’autres qui le sont moins. Quoi qu’il en soit il en découle la nécessité d’élaborer une langue nouvelle, des concepts nouveaux. Langue et concepts qui seraient entendus par l’ensemble des interlocuteurs. Comment définir le langage que nous tenons aujourd’hui ? Tous ou presque les responsables religieux ont recours au langage usité par la société laïque. Les documents élaborés en commun sont pratiquement inaccessibles aux membres des communautés religieuses. Comment ce dialogue pourrait aboutir si le langage employé nous est étranger ? Nous avons recours ces dernières décennies à des notions abstraites. La signifiance de ces notions s’estompait au fil des ans. Je pense à des concepts tels que : « idéaux, valeurs, spiritualité ».
Théologiquement parlant la manière dont ces notions sont liées avec les réalités de la vie spirituelle dans son acceptation chrétienne devient de moins en moins apparente. Pouvons-nous nous permettre de continuer à passer outre cet état de chose ? Question jusqu’à présent sans réponse.
III. Domaine du dialogue
L’expérience du dialogue inter-religieux montre qu’il existe « deux espaces » relevant de ces échanges.
1. Le premier de ces espaces peut être envisagé comme étant « artificiel ». Participation de délégations officielles, négociations, élaboration de textes communs, etc.
2. Le deuxième de ces espaces peut être considéré comme étant « naturel ». Je pense à une conversation comme entre voisins et qui présuppose la nécessité de la coexistence de diverses communautés sur le même territoire.
Ces deux espaces ne sont pas détachés l’un de l’autre.
IV. Problèmes que pose la religion politisée
De nos jours l’islam n’a plus le monopole de la politisation. Qui pourrait dire que l’orthodoxie moderne ne véhicule pas des orientations similaires tendant à la politisation de la religion ? Il est probable que nous sommes dans une époque qui fait que toutes les religions deviennent peu à peu politiques. Alors que les religions traditionnelles qui ne se laissent pas politiser sont sur le déclin. Quel sera le tableau dans quinze ou vingt ans ? Qui le dira ? Le concept même de religion politisée est loin d’être élucidé. Les musulmans qui sont intervenus aujourd’hui nous ont dit qu’un dialogue entre l’islam traditionnel et les salafistes reste inconcevable.
Voilà déjà plusieurs années qu’est survenue la notion « d’orthodoxie politique ». Ce nouveau concept, étrange au premier abord, véhicule un contenu tout à fait clair. Il s’agit de personnes certes extrêmes mais encore non assoiffées de sang. Leur radicalisme ne s’exprime pas encore par des actes terroristes et le recours aux armes. Les tenants de cette orientation se satisfont d’un discours populiste et de manifestations relevant du « street art ». Mais qui pourrait garantir que les choses en resteront là alors que la hiérarchie ecclésiale manifeste sa tolérance à l’égard de cette tendance ? Comment ne pas évoquer les mythes erronés devenus lieux communs idéologiques : pour ce qui est des orthodoxes je pense à la notion de « Sainte Russie ».
V. Problèmes que pose la religion laïque post soviétique
Répondant à une question d’Alexandre Prokhanov - le métropolite Hilarion s’en est référé à la mémoire historique. Comment ne pas reconnaître que l’héritage soviétique pose problème à l’Eglise orthodoxe ? Or, le pardon et la réconciliation ne sont pas les seules questions, loin de là, que pose l’histoire du XX siècle.
Le communisme des vingt premières années qui ont suivi la révolution de 1917 était de toute évidence d’une nature religieuse. Bien des choses ont déjà été dites à ce sujet. Par la suite cette exaltation quasi religieuse a été tempérée. Mais les rudiments du communisme, vision religieuse du monde, persistent dans les consciences de nos contemporains. Des rituels communistes relevant du religieux ont survécu jusqu’à nos jours.
A partir de la fin des années 80 des millions de Russes se sont fait baptiser. Cela sans connaître les vérités premières de la foi chrétienne. Des notions relevant de la religion laïque soviétique et post soviétique ont ainsi investi la vie de l’Eglise orthodoxe. Des concepts paradoxaux se sont constitués « communiste orthodoxe ou stalinien orthodoxe ». Certains vont jusqu’à se déclarer chrétiens orthodoxes tout en précisant que Staline relève à leurs yeux de la sainteté ! Cette religion laïque contribue à ce que l’orthodoxie russe connaisse une dérive vers une religion quasi politique. Deux caractères saillants de cette orthodoxie : il ne s’agit plus d’une foi personnelle en le Christ sauveur mais d’une idéologie personnalisée, d’un patriotisme soviétique réédité, voire d’une adhésion aux structures politiques de l’Etat moderne. Cette idéologie personnalisée suppose le combat pour la « pureté de l’orthodoxie », la recherche et la condamnation des « ennemis de l’intérieur », de la division des chrétiens orthodoxes en libéraux et en conservateurs, en traditionalistes et en rénovationnistes, etc.
… Nous nous devons d’être responsables dans nos échanges. Nous sommes dans un siècle de technologies modernes de l’information et il ne nous est donc pas difficile de conclure que le témoignage personnel importe bien plus que le dialogue institutionnalisé. Nous manquons, et c’est terrible, de responsables religieux expérimentés et bénéficiant du prestige indispensable. Il y en a fort peu. La réputation dont bénéficie notre interlocuteur est le meilleur point de départ d’un tel dialogue. Ma foi, ma vie dans cette foi doivent être évidentes non seulement à mon propre regard mais aussi aux yeux de ceux qui m’entourent.
Je conclus de ce qui vient d’être dit que les communautés religieuses de la Russie moderne ne sont pas encore prêtes à approfondir cet indispensable dialogue.
Serge Tchapnine,
( rédacteur en chef de « La revue du patriarcat de Moscou » ЖМП , professeur à l’université orthodoxe Saint Tikhon)
17 septembre 2013
Traduction Nikita Krivocheine
Сергей Чапнин - В основе диалога – личное свидетельство
Выступление на заседании дискуссионного клуба "Валдай" в Иверском монастыре по теме "Многообразие России для современного мира".
Le dialogue auquel participent l’Eglise orthodoxe russe ainsi que les autres communautés religieuses est axé sur quatre domaines essentiels :
- Echanges entre diverses religions et communautés religieuses
- Echanges entre les communautés religieuses et l’Etat (y compris entre les institutions interétatiques)
- Entre les croyants et les non croyants
- Echanges au sein des communautés religieuses.
Chacun de ces domaines est spécifique mais le cadre de ce débat ne me laisse pas le temps d’en traiter dans le détail.
II. Les concepts dont nous opérons
Ossip Mandelstam avait constaté que « lorsqu’ une époque historique est proche de sa fin les concepts abstraits commencent à émettre des relents nauséabonds ». Très franchement, c’est aujourd’hui une constatation que je partage.
Le métropolite Hilarion a déjà relevé que le dialogue inter-religieux ne se fonde pas aujourd’hui sur la nature de la foi confessée par les participants à ce dialogue. Il y a dans cette approche des traits positifs comme d’autres qui le sont moins. Quoi qu’il en soit il en découle la nécessité d’élaborer une langue nouvelle, des concepts nouveaux. Langue et concepts qui seraient entendus par l’ensemble des interlocuteurs. Comment définir le langage que nous tenons aujourd’hui ? Tous ou presque les responsables religieux ont recours au langage usité par la société laïque. Les documents élaborés en commun sont pratiquement inaccessibles aux membres des communautés religieuses. Comment ce dialogue pourrait aboutir si le langage employé nous est étranger ? Nous avons recours ces dernières décennies à des notions abstraites. La signifiance de ces notions s’estompait au fil des ans. Je pense à des concepts tels que : « idéaux, valeurs, spiritualité ».
Théologiquement parlant la manière dont ces notions sont liées avec les réalités de la vie spirituelle dans son acceptation chrétienne devient de moins en moins apparente. Pouvons-nous nous permettre de continuer à passer outre cet état de chose ? Question jusqu’à présent sans réponse.
III. Domaine du dialogue
L’expérience du dialogue inter-religieux montre qu’il existe « deux espaces » relevant de ces échanges.
1. Le premier de ces espaces peut être envisagé comme étant « artificiel ». Participation de délégations officielles, négociations, élaboration de textes communs, etc.
2. Le deuxième de ces espaces peut être considéré comme étant « naturel ». Je pense à une conversation comme entre voisins et qui présuppose la nécessité de la coexistence de diverses communautés sur le même territoire.
Ces deux espaces ne sont pas détachés l’un de l’autre.
IV. Problèmes que pose la religion politisée
De nos jours l’islam n’a plus le monopole de la politisation. Qui pourrait dire que l’orthodoxie moderne ne véhicule pas des orientations similaires tendant à la politisation de la religion ? Il est probable que nous sommes dans une époque qui fait que toutes les religions deviennent peu à peu politiques. Alors que les religions traditionnelles qui ne se laissent pas politiser sont sur le déclin. Quel sera le tableau dans quinze ou vingt ans ? Qui le dira ? Le concept même de religion politisée est loin d’être élucidé. Les musulmans qui sont intervenus aujourd’hui nous ont dit qu’un dialogue entre l’islam traditionnel et les salafistes reste inconcevable.
Voilà déjà plusieurs années qu’est survenue la notion « d’orthodoxie politique ». Ce nouveau concept, étrange au premier abord, véhicule un contenu tout à fait clair. Il s’agit de personnes certes extrêmes mais encore non assoiffées de sang. Leur radicalisme ne s’exprime pas encore par des actes terroristes et le recours aux armes. Les tenants de cette orientation se satisfont d’un discours populiste et de manifestations relevant du « street art ». Mais qui pourrait garantir que les choses en resteront là alors que la hiérarchie ecclésiale manifeste sa tolérance à l’égard de cette tendance ? Comment ne pas évoquer les mythes erronés devenus lieux communs idéologiques : pour ce qui est des orthodoxes je pense à la notion de « Sainte Russie ».
V. Problèmes que pose la religion laïque post soviétique
Répondant à une question d’Alexandre Prokhanov - le métropolite Hilarion s’en est référé à la mémoire historique. Comment ne pas reconnaître que l’héritage soviétique pose problème à l’Eglise orthodoxe ? Or, le pardon et la réconciliation ne sont pas les seules questions, loin de là, que pose l’histoire du XX siècle.
Le communisme des vingt premières années qui ont suivi la révolution de 1917 était de toute évidence d’une nature religieuse. Bien des choses ont déjà été dites à ce sujet. Par la suite cette exaltation quasi religieuse a été tempérée. Mais les rudiments du communisme, vision religieuse du monde, persistent dans les consciences de nos contemporains. Des rituels communistes relevant du religieux ont survécu jusqu’à nos jours.
A partir de la fin des années 80 des millions de Russes se sont fait baptiser. Cela sans connaître les vérités premières de la foi chrétienne. Des notions relevant de la religion laïque soviétique et post soviétique ont ainsi investi la vie de l’Eglise orthodoxe. Des concepts paradoxaux se sont constitués « communiste orthodoxe ou stalinien orthodoxe ». Certains vont jusqu’à se déclarer chrétiens orthodoxes tout en précisant que Staline relève à leurs yeux de la sainteté ! Cette religion laïque contribue à ce que l’orthodoxie russe connaisse une dérive vers une religion quasi politique. Deux caractères saillants de cette orthodoxie : il ne s’agit plus d’une foi personnelle en le Christ sauveur mais d’une idéologie personnalisée, d’un patriotisme soviétique réédité, voire d’une adhésion aux structures politiques de l’Etat moderne. Cette idéologie personnalisée suppose le combat pour la « pureté de l’orthodoxie », la recherche et la condamnation des « ennemis de l’intérieur », de la division des chrétiens orthodoxes en libéraux et en conservateurs, en traditionalistes et en rénovationnistes, etc.
… Nous nous devons d’être responsables dans nos échanges. Nous sommes dans un siècle de technologies modernes de l’information et il ne nous est donc pas difficile de conclure que le témoignage personnel importe bien plus que le dialogue institutionnalisé. Nous manquons, et c’est terrible, de responsables religieux expérimentés et bénéficiant du prestige indispensable. Il y en a fort peu. La réputation dont bénéficie notre interlocuteur est le meilleur point de départ d’un tel dialogue. Ma foi, ma vie dans cette foi doivent être évidentes non seulement à mon propre regard mais aussi aux yeux de ceux qui m’entourent.
Je conclus de ce qui vient d’être dit que les communautés religieuses de la Russie moderne ne sont pas encore prêtes à approfondir cet indispensable dialogue.
Serge Tchapnine,
( rédacteur en chef de « La revue du patriarcat de Moscou » ЖМП , professeur à l’université orthodoxe Saint Tikhon)
17 septembre 2013
Traduction Nikita Krivocheine
Сергей Чапнин - В основе диалога – личное свидетельство
Выступление на заседании дискуссионного клуба "Валдай" в Иверском монастыре по теме "Многообразие России для современного мира".
Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 6 Octobre 2013 à 10:29
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