Les racines alsaciennes de l’higoumène Nina (Bojanus) partie 2
Philippe Edel partie (1)

En octobre 1953 est décédée et discrètement enterrée, à Kinel-Tcherkassy dans la région de Samara, Vera Karlovna Bojanus, celle qui fut – jusqu’à la Révolution d’Octobre – Mère Nina, l’higoumène du monastère Saint-Sauveur et Sainte Euphrosyne de Polotsk. En 2003, pour le cinquantième anniversaire de sa mort, les moniales de Polotsk firent près de deux milles kilomètres pour aller restaurer la tombe de leur ancienne mère supérieure. Elles ont également fait rééditer à Moscou son recueil de pensées : "Наши беседы о жизни" D’où vint et qui fut cette femme qui reste encore aujourd’hui vénérée par sa communauté ?

Inscrite sur la liste des émigrés et – à ce titre – dépossédée de tous ses biens, la famille Bojanus se réfugia d’abord dans la partie badoise du comté, puis à Darmstadt, où le père trouva un emploi au service du landgraviat de Hesse-Darmstadt. D’Allemagne où ils poursuivirent leurs études, les deux frères choisirent ensuite de partir pour la Russie pour y trouver une situation, comme le firent à l’époque d’autres compatriotes d’Alsace. La Russie n’était en effet pas « terra incognita » pour les Alsaciens, déjà avant la Révolution de 1789. Strasbourg était même la deuxième ville française en nombre d’expatriés installés ou ayant séjourné dans la Russie du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Ce séjour en Russie est attesté pour 80 individus avec ou sans famille venant de la capitale alsacienne. Des villes du royaume, seule Paris, avec environ 350 ressortissants enregistrés, dépassait Strasbourg qui était elle-même suivie par Lyon, avec près de 70 émigrés.

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Selon la base de données allemande d’Erik Amburger, ce sont même 111 individus originaires d’Alsace qui s’installèrent en Russie durant la même période. Parmi les noms les plus connus, on peut citer Jean Daniel Schumacher (1690-1761), bibliothécaire du tsar Pierre Ier et secrétaire de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg ; François Armand Lafermière (1737-1796), secrétaire du chancelier impérial, bibliothécaire et professeur de littérature française auprès du grand-duc Paul, le futur tsar Paul Ier ; ou le baron Louis Henri de Nicolay (1737-1820) qui présida l’Académie des sciences à Saint-Pétersbourg de 1798 à 1803. Il convient aussi de citer deux vagues d’émigration collective qui y ont conduit des centaines de familles originaires du nord de l’Alsace en Russie, notamment dans la région de Saratov au bord de la Volga entre 1763 et 1769, et dans la région du Kutchurgan près de la mer Noire entre 1805 et 1808. Dans ces deux régions, des villages portant les noms de « Strassburg », « Elsass », « Frankreich » et « Franzosen » rappelaient cette présence jusqu’au début du XXe siècle.

Carl Ludwig Bojanus, le grand-père de l’higoumène Nina, se fixa donc en 1810, à l’âge de 25 ans, à Saint-Pétersbourg pour y travailler comme représentant d’une maison de négoce de Hesse

. C’est donc là que naquit en 1818 son fils, qui fut baptisé sous les prénoms Carl Heinrich à la paroisse luthérienne de la ville, mais qui devint célèbre sous le nom de Karl Karlovitch Bojanus. Celui-ci eut une nombreuse descendance : d’abord trois fils – Maximilian, Nikolaï et Karl – d’un premier mariage avec une Germano-Balte, Charlotte Mollenhauer, puis trois autres fils et deux filles – Alexeï, Alexander, Semen, Lubov et Vera – d’un second mariage avec une noble orthodoxe russe, Olga Semenovna Khlustina. Celle-ci était la veuve de Denis Denissovitch Davydov, le fils d’un poète et héros de la guerre de 1812 contre Napoléon qui inspirera le personnage de Vassili Denissov dans le roman Guerre et Paix de Léon Tolstoï. Olga était elle-même issue d’une illustre famille noble originaire de Kalouga, les Khlustine. Durant sa jeunesse, elle vécut plusieurs années à Paris chez sa tante, la comtesse de Circourt. La nature sensible et l’esprit vif d’Olga la firent remarquée du poète Lamartine qui lui dédia un poème intitulé « A la spirituelle Olga ». Femme intelligente et instruite, maîtrisant quatre langues, Olga assista activement son mari dans ses activités homéopathiques comme secrétaire et traductrice et eut une influence déterminante sur la formation et le destin de ses enfants, et notamment sa fille Vera.

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Née à Moscou, Vera Karlovna Bojanus était donc la benjamine de cette grande fratrie. Enfant tardive – à sa naissance, son père avait 58 ans et sa mère 39 – elle fut d’abord éduquée à domicile, au domaine familial de Klutchi, près de Kinel-Tcherkassy

. Puis, elle fit des études de pédagogie à l’Académie de Kazan et de philologie à l’université de Londres. Très jeune, sous l’influence de sa mère, de son père spirituel l’archimandrite Séraphin (Mechtcheriakov) et de l’archevêque Vladimir (Bogoïavlensky), Vera se découvrit une vocation religieuse. De 1895 à 1899, la famille Bojanus déménagea à Tiflis, en Georgie, à cause de la maladie du père. Avec sa mère, elle y ouvrit une école religieuse du dimanche. Mais elle ne fit le choix de la vie monastique dans la foi orthodoxe qu’après la mort de son père, sans doute par respect pour celui-ci, baptisé dans la confession luthérienne. Il est intéressant de noter que, comme moniale, elle choisit le nom de sœur Nina, en référence au fait qu’elle était la neuvième de la fratrie, incluant – outre ses quatre frères et sœur – les trois demi-frères protestants, ainsi que la première fille de sa mère, Ekaterina Denissova Davydova.

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Elle entra d’abord dans un monastère du diocèse de Varsovie, puis, après avoir prononcé ses vœux perpétuels, intégrera celui de la Sainte Trinité à Riga. En 1904, elle entra dans un des plus anciens monastères orthodoxes slaves, celui de Polotsk en Biélorussie, fondé au début du XIIe siècle par la princesse Euphrosyne et dédié au Saint-Sauveur et à cette princesse, devenue sainte patronne de la Biélorussie. Elle en assura la fonction d’abbesse sans être nommée, vu son jeune âge (29 ans). Sous son impulsion, l’école dépendant du monastère fut transformée en institut pédagogique pour la formation des institutrices du diocèse. Elle fit construire pour l’école un nouveau bâtiment moderne en pierre – qui existe toujours – et qui fut visité à plusieurs reprises par le grand-duc Constantin, frère du tsar. Elle y introduisit et y enseigna les langues étrangères et la peinture. Comme elle attacha une importance particulière à l’éducation spirituelle et morale de ses élèves, elle mena avec elles des conversations sur la foi et la vie selon l’Evangile. En 1913, elle publia ces « conversations » en recueil. Pour le mérite de son travail, elle fut décorée de la Croix pectorale d’argent. Le 31 août 1914, sur décision du Saint Synode, l’évêque de Polotsk et de Vitebsk l’ordonna higoumène du monastère, à 38 ans. Pendant la Première Guerre mondiale, l’école fut transformée en hôpital militaire d’une capacité de 250 blessés, où elle s’investit personnellement dans le soin des blessés.

Après la Révolution d’Octobre, alors que les bolcheviks fermèrent églises et monastères et persécutèrent religieux et fidèles, elle se réfugia dans sa région natale de Samara, d’abord chez sa sœur Lubov, puis chez des amis. Sa situation était très fragile dans le nouvel Etat à l’athéisme militant. Menacée d’être fusillée, elle mettait en danger ses parents et amis par son statut de religieuse. Comprenant l’irréversibilité de la situation, elle s’y adapta en décidant – en s’appuyant sur son certificat d’infirmière militaire – d’étudier la médecine à Samara. Diplômée, elle exerça comme médecin généraliste dans un hôpital de la ville. Pour éviter les arrestations et la famine, elle vécut, à 40 km de Samara, dans une petite maison du village d’Alexeïevka. Il y subsistait une petite église où elle pouvait discrètement se recueillir. En 1935, après la destruction de l’église par les bolcheviks, elle revint à Samara où elle travailla au service pédiatrique de la polyclinique jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale. Elle s’occupa beaucoup de ses neveux et nièces, à qui elle transmettait sa foi et plusieurs choisirent le métier de médecin. En 1948, elle fut accueillie chez une amie d’enfance à Kinel-Tcherkassy, le village de son enfance où elle vécut jusqu’à la fin de sa vie.

Il est intéressant de constater que, tout comme elle, son père et son oncle à Wilna, presque tous ses enfants devinrent célèbres dans leurs domaines de spécialité. Parmi ses trois premiers demi-frères, tous médecins homéopathes, deux exercèrent des responsabilités dans plusieurs organisations russes : Karl Karlovitch junior devint secrétaire de la Société homéopathique d’Odessa et un des piliers du dispensaire homéopathique de la ville. Quant à Nikolaï Karlovitch, il présida la Société homéopathique de Moscou, puis devint trésorier de la section de Moscou de la Société théosophique de Russie. C’est lui qui traduisit le premier en russe les ouvrages de Rudolf Steiner, le père de l’anthroposophie.
Parmi ses trois frères directs, deux devinrent fonctionnaires. Alexeï Karlovitch Bojanus, qui fut camarade de lycée de Ilia, un des fils de Léon Tolstoï, entra au ministère de l’Intérieur à Saint-Pétersbourg (1910). Il devint un spécialiste des zemstvos créées par la réforme administrative du tsar Alexandre II et publia en 1911 un ouvrage de référence sur le sujet. Le second frère, Alexandre Karlovitch, exerça dans la fonction publique principalement à Samara. Quant à sa sœur Lubov Karlovna, elle créa une écurie de chevaux de course dans le domaine de Klutchi et devint une cavalière hors pair qui remporta plusieurs compétitions internationales d’équitation, notamment en Angleterre avant la Révolution.



Un destin étonnant est aussi celui de son plus proche frère, Semen Karlovitch, de deux ans son aîné. Il devint célèbre comme spécialiste de la phonétique russe en Angleterre, sous le nom retranscrit à la mode occidentale de Simon Charles Boyanus.

De son père, il hérita la rigueur scientifique, l’anglophilie et l’amitié du grand lexicographe Vladimir Dahl. Mais c’est à sa mère polyglotte qu’il devait sa passion pour les langues. Tout jeune, il apprit l’anglais avec un précepteur dans le domaine familial. Après des études de langue et littérature anglaises à l’université de Saint-Pétersbourg, il travailla à l’Institut de philosophie et de linguistique de la capitale, y devint professeur de philologie anglaise et collabora avec le grand académicien Lev Chtcherba. Il participa ainsi à la création des premières écoles de langues étrangères de Russie, à Moscou et Leningrad. En 1924, Semen Karlovitch fut autorisé à aller approfondir ses connaissances en phonétique à l’University College de Londres. En 1926, il publia à Moscou un manuel de prononciation de l’anglais pour les étudiants russes, puis, en collaboration avec V.K. Müller, deux dictionnaires russe-anglais et anglais-russe qui parurent à Moscou et connurent un grand succès. En 1934, il fut autorisé à revenir à Londres, où il obtint le poste de lecteur de phonétique russe à la School of Slavonic Studies. En 1942, alors qu’il fut mis à la retraire, il ouvrit à 71 ans à Londres sa propre école, la Boyanus School of Russian. Parallèlement, il enseigna à Oxford, où il mourut d’une crise cardiaque, dix ans plus tard, en plein cours

Ce qui est particulièrement saisissant quand on étudie la vie et l’œuvre de l’higoumène Nina et celles des autres membres de sa famille, c’est l’incroyable énergie et la capacité de travail inépuisable dont ils firent preuve. Les malheurs et les difficultés qu’ils connurent, notamment suite à la Révolution française de 1789, puis de celle d’Octobre 1917, n’entamèrent pas leur détermination mais ils firent preuve d’une grande capacité d’adaptation aux situations nouvelles. Ils puisaient certainement leurs forces dans l’éducation reçue au sein d’une famille chrétienne très soudée, liant rigueur, simplicité et dévouement, mais aussi ouverture sur le monde


Philippe Edel est membre du Conseil de la Faculté d’histoire de l’Université de Strasbourg et secrétaire de l’Union Internationale des Alsaciens
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Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 18 Janvier 2013 à 10:19 | 0 commentaire | Permalien



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