Le père André Sergueenko en Union Soviétique
Extrait du livre de Nikita Krivocheine «Les tribulations d’un Russe blanc en ex-URSS »

C’est en hiver 1955 que, pour la première fois depuis mon arrivée en URSS (1948) je pus me rendre à Léningrad. Nicolas Poltoratzky, un rapatrié comme moi, ex-membre de la Fraternité Saint Photius m’avait indiqué l’adresse du père André Sergueenko Je n’avais à l’époque pu rencontrer aucun des cinq ou six prêtres émigrés revenus en Union Soviétique.

Le jour même où je l’ai appelé le père André m’a invité à dîner chez lui dans les locaux de l’Académie de Théologie où il enseignait. Son appartement m’a paru confortable.

C’était un homme à la stature imposante, de haute taille. Il me fit penser aux apôtres tels que représentés par Dürer. D’emblée notre conversation avec lui et son épouse a pu s’établir comme si nous nous connaissions depuis longtemps. Eux, comme moi, nous nous passions parfaitement de « l’interprète intérieur », malheureusement si souvent indispensable à l’époque lors des contacts avec les soviétiques

Le père André Sergueenko en Union Soviétique
Les animaux domestiques, à l’exception des chiens-loups, étaient alors considérés comme un luxe ou bien une survivance malencontreuse du passé. Je fus donc plus qu’étonné de voir déambuler à travers l’appartement un imposant dogue faisant près de 40 kilos. Comme ses maîtres, il était venu en 1948 de Meudon où le père André était le recteur de la paroisse Saint Jean le Guerrier.

Une fois le recteur de l’Académie accepta de rendre visite au prêtre rapatrié ce qui, alors, n’allait pas de soi. Le dogue, à la vue de l’ecclésiastique, se dressa sur ses pattes et enleva délicatement avec ses dents la mitre qui ornait la tête de l’évêque.

Cela déplut fort au prélat et ne contribua guère à améliorer les relations entre le père André et sa hiérarchie.

Je n’eus pas à relater en détail les années que j’avais passées à Oulianovsk (1948-1952) car le père André s’imaginait parfaitement à quel point le lieu et l’époque avaient été lugubres. Il ne me cacha pas qu’il avait vécu les premières années de son retour d’une manière complètement isolée, s’attendant à être arrêté d’un jour à l’autre.

Au moment de notre rencontre la terreur ambiante allait en s’estompant. La vague de réhabilitation avait commencé. Plusieurs rapatriés dont mon père étaient déjà sortis des camps. Récit du père André : « Six mois environ avant votre visite, j’ai ressenti le besoin impérieux, une sorte de nécessité d’aller au grenier et d’y ouvrir notre coffre. C’est là que nous gardions des objets provenant de Paris. Cette intuition s’est avérée littéralement salutaire : à l’ouverture du coffre ma stupéfaction fut sans limite quand j’aperçus en premier, à la surface des objets, un pistolet militaire avec son chargeur plein. L’arme que l’on avait posée dans le coffre avait été précautionneusement graissée. Le pistolet avait vocation à devenir un prétexte amplement suffisant pour que je sois arrêté.

Sans toucher au pistolet j’ai appelé la milice. Les miliciens me remercièrent mollement, promirent d’élucider l’affaire et disparurent pour ne plus donner signe de vie. »

Le père André s’attendait après cette histoire à être arrêté sous peu. Mais les temps avaient commencé à changer. En 1955, l’année de ma visite, le père André fut arbitrairement licencié de l’Académie de théologie, privé de son appartement ainsi que de son « enregistrement administratif » (propiska) à Leningrad. À la suite de plusieurs années d’errance à travers diverses localités il se fixe en 1960 dans la ville d’Alexandrov, région de Yaroslav où il devient prêtre à la cathédrale de la Trinité. Jamais je ne l’ai plus rencontré. Mère Serguia higoumène du monastère de Diveevo, (que nous avons rencontrée lors d'un pèlerinage en 1999) connaissait bien le père André et l’avait en haute estime.

Les émigrés blancs revenus en URSS se divisèrent en deux groupes : ceux qui, surmontant la peur, tenaient à rester en contact les uns avec les autres et s’entraidaient. Et les autres, ceux qui ayant pris conscience des principes de base de la vie soviétique, se refusèrent à maintenir leurs contacts entre eux. Les premiers, comme les seconds, furent nombreux à être déportés dans les camps.
N.K.


Rédigé par Nikita Krivocheine le 8 Mai 2015 à 14:04 | 3 commentaires | Permalien



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