Par l’archevêque Hilarion de Volokolamsk (1909)*

Nous pouvons dire qu’aujourd’hui, plus que jamais, l’Europe, a besoin de la mission commune de ses deux poumons – de l’Église catholique romaine et des Églises orthodoxes, qui sont appelées à réunir leurs efforts pour l’avenir du christianisme et le bien spirituel de nos sociétés. Mgr. Hilarion de Volokolamsk

Ce texte, qui faisait le point en 2009, est tout à fait d'actualité pour rappeler la situation réelle derrière le sommet du 25 mai 2014, car peu de choses ont changé durant ces cinq dernières années…
Vladimir Golovanow

Les origines du conflit

Les deux mille ans de l’histoire du christianisme sont remplis d’événements qui ont déterminé la vie non seulement de l’Église du Christ, mais aussi celle des civilisations et des peuples tout entiers. Indubitablement, l’un d’entre eux est la séparation entre les Églises d’Orient et d’Occident, datée traditionnellement de 1054.

Les origines de ce conflit remontent aux différences rituelles entre les Églises en Occident et en Orient. De telles différences avaient existé tout au long du premier millénaire de l’histoire chrétienne, mais elles n’avaient jamais abouti à la rupture de l’unité de l’Église. L’une des causes immédiates de cette rupture fut la décision du patriarche de Constantinople Michel Cérullaire (1043-1058) de fermer à Constantinople les églises et monastères du rite latin qui célébraient l’Eucharistie avec le pain azyme. Cet acte répondait, à son tour, aux pressions sur les Grecs du rite byzantin vivant au sud de l’Italie. Pour résoudre cette situation, le pape Léon IX (1049-1054) dépêcha à Constantinople des légats avec à leur tête le cardinal Humbert. Le pape décéda pendant le voyage de ses légats qui ainsi perdaient automatiquement leurs pleins-pouvoirs. Pour cette raison, l’anathème du patriarche Michel Cérullaire et de ceux qui le suivent, proclamé dans la bulle déposée par le cardinal Humbert le 15 juillet 1054 sur l’autel de Sainte-Sophie, n’avait aucune force canonique. Par ailleurs, l’anathème prononcé en réponse par le patriarche de Constantinople et les évêques de son synode ne concernait que les légats de l’Église de Rome à titre personnel. Du point de vue formel, cette tension entre l’Orient et l’Occident ne devait pas conduire à la rupture de la communion entre les Églises, ni même entre les sièges de Rome et de Constantinople.

La communion entre Rome et Constantinople fut souvent rompue temporairement au cours de l’histoire, mais la conscience de la nécessité de l’unité de l’Église du Christ et son désir aidaient les chrétiens occidentaux et orientaux à retrouver la concorde. Pourquoi ce ne fut pas le cas en 1054? De prime abord, il pouvait sembler qu’il s’agissait d’un malentendu de plus, nombreux dans les rapports entre les Églises. Cependant, par la suite, il devint clair que les tensions entre les légats du pape et le patriarche Michel Cérullaire étaient la manifestation de contradictions et de divergences plus complexes, accumulées au cours des siècles précédents. Elles ont finalement conduit au Grand Schisme. Le sac de Constantinople par l’armée des croisés en 1204 a démontré que les chevaliers latins ne considéraient plus les Grecs comme leurs frères dans la foi et a parachevé la division.

On doit considérer comme véritables causes de la rupture des relations entre les deux parties de la chrétienté les particularités de l’évolution théologique, culturelle et politique avant tout du christianisme occidental. Sa focalisation sur l’héritage latin et la connaissance limitée de la langue grecque et de la théologie des Pères de l’Église grecs a abouti à la domination, dans la doctrine occidentale, de l’enseignement trinitaire de saint Augustin et des autres Pères latins sur la procession de l’Esprit Saint du Père « et du Fils » (Filioque). L’introduction de ce mot dans le symbole de foi de Nicée-Constantinople d’abord en Espagne au VIIe siècle et, à partir de 1014, à Rome fut négativement perçue en Orient, surtout après le patriarche Photius qui avait beaucoup écrit contre le Filioque. Dans le domaine de l’ecclésiologie, l’esprit du droit romain et la théorie de saint Augustin sur la lutte permanente entre deux cités – céleste et terrestre, de l’Église et de l’État – ont contribué à une représentation trop juridique de la nature de l’Église et de l’autorité ecclésiale en Occident. L’évêque de Rome n’y était plus perçu comme le premier parmi les autres patriarches qui lui sont égaux et qui, ensemble, représentent l’Église universelle, mais comme le souverain pontife de toute l’Église et le vicaire du Christ dont le pouvoir s’étend sur les autres patriarches et les autorités civiles. Il s’agissait ici d’un autre modèle ecclésiologique, différent de celui qu’avait l’Orient chrétien. En Orient, le principe de collégialité ou de conciliarité dominait: il trouvait son application dans les conciles œcuméniques. En Occident, en revanche, le principe monarchique a pris progressivement le dessus dans l’organisation de l’Église. Le conflit de 1054 entre le patriarche Michel Cérullaire et les légats pontificaux qui se comportaient avec beaucoup de hauteur fut une des manifestations de l’opposition entre les deux visions ecclésiologiques. Hélas, elle a eu des conséquences tragiques pour l’unité de l’Église.

Tentatives de réconciliations avortées

Les tentatives suivantes de réconciliation entre l’Église romaine et les Églises orientales n’ont pas eu de succès dans la mesure où le siège de Rome exigeait leur soumission à l’autorité du Pape et l’adoption de la théologie latine, notamment du Filioque et de la doctrine du purgatoire.

Les exemples les plus marquants de cette politique sont le concile de Lyon de 1274 et le concile de Ferrare-Florence de 1438-1439. Dans les deux cas, les participants orthodoxes de ces conciles furent contraints par la conjoncture politique de céder et d’accepter les conditions du Pape. De telles « réunifications » sur les seules conditions posées par Rome reçurent ensuite le nom d’uniatisme. N’étant pas fondé sur le vrai dialogue et le véritable consensus dans la vérité au Christ et dans la fidélité à la Tradition commune, l’uniatisme ne réconciliait pas les chrétiens, mais semait encore plus de méfiance et renforçait la division entre catholiques et orthodoxes. La tristement célèbre union de Brest-Litovsk de 1596 qui fut accompagnée de surcroît par la persécution contre les orthodoxes, a de nouveau conduit, de nos jours, aux affrontements entre gréco- catholiques et orthodoxes en Ukraine occidentale. Comme le disait un grand historien de l’Église, le père Alexandre Schmemann, «ce sont ces tentatives unionistes qui, plus que tout autre chose, ont renforcé la division, car la question de l’unité de l’Église fut, à cause d’elles et pour longtemps, confondue avec le mensonge, le calcul, et empoisonnée par des motivations basses et n’ayant aucun rapport à l’Église. L’Église, elle, ne connaît que l’unité et ignore donc l’uniatisme. Ce dernier est, en fin de compte, l’absence de foi dans l’unité, le refus du feu purificateur de la grâce qui peut faire oublier tout ce qui est ‘naturel’, toutes les rancunes historiques, les obstacles, les fossés et l’incompréhension, et faire dépasser tout cela par la force de l’unité» (In. ИСТОРИЧЕСКИЙ ПУТЬ ПРАВОСЛАВИЯ [Le chemin historique de l’orthodoxie], Paris, 1989, p. 301(1).

Reprise du dialogue

Le dialogue au sens propre du terme entre les deux Églises a commencé avec les réformes du concile Vatican II (1962 – 1965), qui a marqué un changement de principe dans la vision qu’a l’Église catholique de ses rapports avec les chrétiens d’autres Églises. Dans les relations avec les orthodoxes, l’Église romaine n’appelle plus au « retour » au sein de « l’Église-Mère », mais à un dialogue d’égal en égal. Pour la première fois depuis le schisme de 1054, l’Église de Rome a officiellement reconnu que les Églises orthodoxes ont conservé la succession apostolique et les sacrements nécessaires au salut (cf. le décret conciliaire "Unitatis redintegratio", 15.3 (2). L’Église orthodoxe russe a même envoyé les observateurs à toutes les sessions du concile Vatican II. Sa clôture a été marquée par un acte profondément symbolique – la levée réciproque des anathèmes de 1054, célébrée simultanément par le pape Paul VI à la basilique Saint-Pierre de Rome et le patriarche Athénagoras de Constantinople au Phanar le 7 décembre 1965. Le pape Paul VI et le patriarche Athénagoras considéraient cet acte comme « l’expression d’une sincère volonté réciproque de réconciliation et comme une invitation à poursuivre, dans un esprit de confiance, d’estime et de charité mutuelles, le dialogue qui les amènera, Dieu aidant, à vivre de nouveau, pour le plus grand bien des âmes et l’avènement du règne de Dieu, dans la pleine communion de foi, de concorde fraternelle et de vie sacramentelle qui exista entre elles au cours de premier millénaire de la vie de l’Église ».

Du point de vue canonique, ce geste était parfaitement justifié parce que, comme nous l’avons vu, les anathèmes de 1054 concernaient certains représentants des Églises de Rome et de Constantinople. Cependant, aussi importante qu’elle soit, cette levée des anathèmes ne pouvait, par elle-même, mettre fin au schisme entre l’Orient et l’Occident. Les causes profondes qui avaient conduit à la rupture entre les deux parties de la chrétienté subsistent et représentent un obstacle au rétablissement de l’unité. Dans la déclaration commune au sujet de la levée des anathèmes entre Rome et Constantinople, il est précisé: « Ce geste de justice et de pardon réciproque, le pape Paul VI et le patriarche Athénagoras avec son synode sont conscients qu’il ne peut suffire à mettre fin aux différends, anciens ou plus récents, qui subsistent entre l’Église catholique romaine et l’Église orthodoxe et qui, par l’action de l’Esprit- Saint, seront surmontés grâce à la purification des cœurs, au regret des torts historiques ainsi qu’à une volonté efficace de parvenir à une intelligence et une expression commune de la foi apostolique et de ses exigences » (Déclaration commune, 5).

Accroissement des divergences

Depuis les événements de 1054, ces différends n’ont pas diminué, mais sont devenus, au contraire, plus graves depuis, notamment, la proclamation par l’Église de Rome des nouveaux dogmes de l’Immaculée Conception de la Vierge Marie et de l’infaillibilité du Pape. Ils ont été accentués également par les conflits et les rancunes historiques suscités par la politique unioniste de Rome à l’égard des Églises orthodoxes. En revanche, un pas important de l’avant a été fait par la reconnaissance de la nécessité du dialogue et par le désir de trouver un consensus entre les Églises. C’est un préalable indispensable à l’étude commune des divergences. En 1979 a été créée la Commission internationale mixte catholique- orthodoxe pour le dialogue théologique qui a réuni les représentants de toutes les Églises orthodoxes locales. Le sujet principal à l’ordre du jour de la commission a été, dès le début, l’ecclésiologie. Il a été décidé de commencer les discussions par l’examen de la nature sacramentelle de l’Église. Cependant, dès la IVe assemblée plénière de la commission à Bari (1987), la question douloureuse de l’uniatisme et des Églises catholiques orientales fut soulevé par les participants orthodoxes du dialogue. Des tensions nouvelles surgirent après 1989, à la suite de la renaissance des Églises gréco-catholiques en Europe de l’Est (principalement en Ukraine et en Roumanie). Elle était en effet accompagnée par de nombreuses manifestations de violences envers les orthodoxes. Cette nouvelle situation a compliqué sensiblement le dialogue théologique, jusque lors très fructueux, entre les deux Églises. Il fut, de fait, interrompu entre 1990 et 2005. Les assemblées plénières de la Commission mixte à Freising (Allemagne, 1990), à Balamand (Liban, 1993) et à Baltimore (États-Unis, 2000) n’ont traité que le problème de l’uniatisme et ont adopté plusieurs déclarations importantes à ce sujet. À l’assemblée à Balamand, il a été reconnu que «cette forme ‘d’apostolat missionnaire’, décrite ci- dessus, et qui a été appelée ’uniatisme’, ne peut plus être acceptée ni en tant que méthode à suivre, ni en tant que modèle de l’unité recherchée par nos l’Église» (L'uniatisme, méthode d'union du passé, et la recherche actuelle de la pleine communion, Balamand, 1993, 12).

L’accord de Balamand contient plusieurs recommandations pratiques visant à réduire la tension entre orthodoxes et catholiques dans certaines régions. Hélas, ces recommandations sont souvent restées lettre morte: en pratique, certains gréco-catholiques n’ont pas souhaité les suivre. Bien au contraire, l’uniatisme a commencé une expansion active en Ukraine, cherchant à dépasser les limites de l’Ukraine occidentale et à s’implanter dans les régions orientales où il n’était guère présent auparavant. La preuve la plus triste de cette orientation fut le transfert en 2005 de l’archevêché majeur des gréco-catholiques de Lvov à Kiev et le projet de l’élever au rang de patriarcat qu’elle n’a jamais eu dans l’histoire. Ainsi, l’uniatisme n’est pas seulement un fait douloureux du passé qui, pendant des siècles, a divisé l’Orient et l’Occident, mais demeure un grave obstacle sur le chemin du rétablissement de l’unité perdue entre les Églises.

Dernières avancées

Une avancée positive dans les relations entre l’Église catholique romaine et les Églises orthodoxes a été faite depuis l’élection en 2005 au siège de Rome du cardinal Joseph Ratzinger, excellent théologien et défenseur de la tradition de l’Église. Sur le souhait commun des orthodoxes et des catholiques, après une interruption de cinq ans, la Commission internationale mixte a repris son travail. Ses participants ont décidé de revenir à l’étude des problèmes théologiques et à se concentrer sur la question de la primauté dans l’Église, centrale dans le dialogue catholique- orthodoxe. Il ne faut pas considérer que le consensus doctrinal sera atteint très rapidement entre nos Églises. Les longues années d’existence séparée ont laissé un lourd héritage qui se manifestera encore longtemps. Le travail de la Commission mixte ne sera pas facile et prendra, certainement, de nombreuses années. Cependant, nous avons dès maintenant la conscience claire que l’Église catholique romaine et l’Église orthodoxe ont beaucoup de choses en commun, y compris dans le domaine social et éthique. Dans ces deux domaines, la coopération entre les deux Églises devient aujourd’hui particulièrement actuelle et nécessaire sur le fond de la sécularisation qui touche en premier lieu l’Europe. C’est en Europe que le sécularisme militant acquiert des formes agressives. C’est l’Europe qui renie fanatiquement son héritage chrétien. C’est en Europe que la population chrétienne connaît une profonde crise démographique qui met en question son avenir. Les milieux chrétiens sont de plus en plus conscients de la nécessité pour les catholiques et les orthodoxes de défendre ensemble l’Évangile et la tradition chrétienne en Europe qui risque aujourd’hui de perdre son identité séculaire.

Le défunt patriarche Alexis II, comme son successeur le patriarche Cyrille, ont maintes fois appelé à la coopération avec l’Église catholique romaine et souligné l’urgence d’une mission commune. Il faut reconnaître avec satisfaction qu’une telle coopération se développe déjà au niveau des institutions européennes, telles que le Conseil de l’Europe à Strasbourg, les organes de l’Union européenne à Bruxelles, à l’OSCE etc. Ainsi, les représentants catholiques et orthodoxes se sont opposés ensemble au projet de la Constitution européenne qui ne disait pas un mot sur les racines chrétiennes de la civilisation européenne. Les représentants des Églises orthodoxes et catholique ont soutenu activement la tenue, dans le cadre de l’OCE, d’une première table ronde consacrée au problème de la discrimination des chrétiens dans l’Europe actuelle. Les deux Églises organisent des colloques communs internationaux sur la défense des valeurs chrétiennes dans le monde d’aujourd’hui, comme à Vienne en 2006 et à Trente en 2008.

Les orthodoxes et les catholiques doivent aujourd’hui répondre à la question suivante: sans avoir retrouvé la pleine communion eucharistique, pouvons-nous apprendre à agir comme une seule structure face au monde contemporain? Les exemples cités ci-dessus prouvent que nous le pouvons. Le pape Jean-Paul II, parlant de l’unité de l’Église, aimait rappeler la métaphore du poète et penseur russe Viatcheslav Ivanov sur la nécessité pour la chrétienté de respirer à deux poumons: oriental et occidental. De nos jours, cette métaphore est appliquée à l’Europe et au christianisme sur le continent. Nous pouvons dire qu’aujourd’hui, plus que jamais, l’Europe, a besoin de la mission commune de ses deux poumons – de l’Église catholique romaine et des Églises orthodoxes qui sont appelées à réunir leurs efforts pour l’avenir du christianisme et le bien spirituel de nos sociétés.


* Mgr Hilarion Alfeyev,
président du département des relations extérieures du patriarcat de Moscou, a publié l’original russe de cet article dans Nezavisimaïa Gazeta-Religii, le 15 juillet 2009. Traduction française du hiéromoine Alexandre Siniakov. Messager de l’Église orthodoxe russe - n°16-17. Septembre-octobre 2009. Sous-titres: V. Golovanow

Notes de l'auteur:

(1) Cet ouvrage a été édité en français en 1995.
(2) Il est dit notamment dans ce décret sur l’œcuménisme au sujet des Églises orientales: «Puisque ces Églises, bien que séparées, ont de vrais sacrements – principalement en vertu de la succession apostolique: le sacerdoce et l’Eucharistie, – qui les unissent intimement à nous, une certaine "communicatio in sacris", dans des circonstances favorables et avec l’approbation de l’autorité ecclésiastique, est non seulement possible, mais même recommandable».


Rédigé par Vladimir Golovanow le 18 Juin 2014 à 11:57 | 7 commentaires | Permalien



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