L’archiprêtre Alexandre Borissov : « A la Loubianka, on m’a prévenu que j’allais avoir des problèmes »
Traduction Laurence Guillon pour "Parlons d'orthodoxie"
Мikhaïl Oustiougov

Le recteur de la paroisse des saints Cosme et Damien à Choubino, près de Moscou, l’archiprêtre Alexandre Borissov a dans sa biographie pas mal d’épisodes piquants. Pendant les années soviétiques, il a failli se retrouver derrière les barreaux pour « dissidence ». Au début des années 90, il menait une campagne active contre le GKTchéPé (les instigateurs de la tentative du putsch communiste). Plus tard, il publia un livre : « Les champs blanchis », consacrés aux problèmes douloureux de l’Eglise. Cet ouvrage suscita de vives discussions. Pourtant, le père Alexandre, intellectuel distingué et paisible, n’a aucune prétention à l’héroïsme. Voici ce qu’il a raconté des moments les plus importants de sa vie.

Comment Dieu s’est révélé à un amoureux.

L’archiprêtre Alexandre Borissov:

"Je naquis en 1939 à Moscou. Maman enseignait le dessin à l’école, elle s’était séparée de mon père avant la guerre. J’étais dans la même classe que Pavel Men, le frère cadet d’Alexandre (et nous sommes restés amis jusqu’à présent). Je devins très introduit dans leur famille, c’est là que je vis pour la première fois des icônes, que je feuilletai la Bible illustrée par Gustave Doré. Mais le monde de la foi m’était alors étranger. Je le respectais mais n’éprouvais pas le besoin d’y pénétrer. J’avais le mien : je m’intéressais plus que tout à la biologie.

A 17 ans, il m’arriva d’entrer avec des amis dans l’église de la Résurrection dans le passage Brioussov. L’office avait commencé, et nous restions figés dans l’entrée, quand tout à coup une grand-mère se mit à nous invectiver : «Qu’est-ce que vous faites-là ? Espions ! » Il nous fallut sortir. Trente cinq ans plus tard, quand j’étais déjà recteur à Choubino, il s’avéra que l’icône de notre église, celle des saints Cosme et Damien, était gardée précisément dans celle du passage Brioussov. On nous la rendit.

Après l’école, je travaillai comme artisan et acquis de l’ancienneté pour entrer à l’université. Je tombai amoureux. La jeune fille vivait dans les environs de Moscou. Un jour d’été, je la raccompagnai et, debout sur le quai, j’attendais le train de banlieue. C’était par un merveilleux coucher de soleil estival. Tout à coup, je ressentis que derrière tout ce qui m’entourait, il y avait Dieu. « Et s’il en est ainsi, me vint-il à l’esprit, alors les croyants sont dans le vrai. » Je courus chez mon ami Pavel, je lui demandai un Evangile. Je me mis à apprendre les prières, à me préparer au baptême. J’étais aidé par Elena Semionovna Men, mère de Pavel et Alexandre. Ce fut elle qui devint ma marraine.
La veille de mon baptême, je fus la proie d’une tempête de doutes. Je priai comme je pus. Je fus baptisé dans l’église de la Déposition de la Tunique de la rue Donskaïa par le père Nikolaï Gouloubtsov qui, un an et demie auparavant, y avait baptisé la fille de Staline, Svetlana Allilouïeva. C’est lui qui devint mon premier père spirituel.

La jeune fille que j’aimais considérait ma foi avec perplexité. Et cela jeta vite un froid entre nous.

…Je comprenais qu’il valait mieux ne pas afficher sa foi, qu’il valait mieux la cacher autant que possible. Je me souviens qu’en 1959, pour le Vendredi Saint, nous allions à l’église de « la Joie de tous les affligés », rue Ordynka. C’était le 1 mai. A notre rencontre se déplaçaient des milliers de gens, les travailleurs, après la manifestation, descendaient l’Ordynka depuis la place Rouge. Et nous allions en sens inverse, à l’office de « l’ensevelissement du Christ ». Nous sentîmes alors très nettement que nous étions à contre-courant ".

Comment je ne dormis pas pendant quatre jours

" En 1972, j’eus le sentiment que je vivais dans la facilité. Diplômé de la faculté des sciences, je travaillais dans un centre de recherches, j’avais devant moi une carrière d’enseignant, une thèse de doctorat… J’avais envie d’être utile dans un domaine plus important pour mon pays, celui de son état spirituel. Bien que j’aimasse et appréciasse beaucoup mon travail. « En fin de compte, la science ne périra pas sans moi, me dis-je, tandis que l’Eglise, voilà justement la partie de notre vie dont dépendent toutes les autres. » Finalement, je décidai de devenir prêtre.

Il y avait là, naturellement, un risque. Je pris conseil de ma femme, elle était croyante et m’apporta son soutien. Nos filles étudiaient alors en CP. Et voilà que mon père spirituel, Alexandre Men, s’efforça de m’en dissuader pendant presque un an. A toutes mes prières, il répondait : « On a aussi besoin de chrétiens dans la science. » Mais tout de même, je finis par le persuader.

J’entrai en quatrième classe au séminaire. Le dimanche, je servais à l’autel auprès du père Vladimir Rojkov dans l’église du prophète Elie à Tcherkizovo et j’étudiai ensuite par correspondance au séminaire. Mon ordination au rang de diacre, en 1973, ne se déroula pas sans difficultés. Le recteur du séminaire, monseigneur Vladimir (Sabodan) dit qu’en ce qui me concernait, il y avait « une grande opposition ». Visiblement, chaque ordination se décidait après consultation avec le représentant du Comité aux affaires religieuses.

Pourtant, je devins diacre. Evènement merveilleux ! Je me souviens qu’après mon ordination, je ne dormis presque pas de quatre jours et me sentais merveilleusement bien, tellement j’étais enthousiaste".

Comment ne pas avoir beaucoup de voix ne m’a pas gêné dans mes fonctions de diacre

"Le KGB chercha à me recruter dès le séminaire. Quelqu’un m’appela au téléphone et me donna rendez-vous dans le hall de l’hôtel Moskva. Il me précisa : « J’aurai à la main un numéro du journal « la Pravda ». On m’appela trois jours de suite, on essayait de me briser par tous les moyens. « Vous êtes un proche du père Alexandre Men, il y a beaucoup de jeunes autour de lui, une atmosphère antisoviétique, il faut nous en référer. » Je refusai. On essaya même de me faire honte : « Mais vous êtes pourtant soviétique ! » Pour finir, on me prévint : « Si c’est comme ça, vous allez avoir des problèmes ! »

Pour le moment, je ne pensais pas que cela fût sérieux. J’espérais devenir prêtre d’ici un an ou deux. J’en fis ensuite chaque année la requête au Patriarche, mais le Patriarche Pimen refusait avec délicatesse : il n’y avait pas de places de prêtres vacantes pour le moment, restez diacre. J’écrivis au Patriarche que je n’avais pas beaucoup de voix pour un diacre. Il me répondit délicatement : les dimensions de l’église où vous officiez ne sont pas non plus très grandes. .. Et de la sorte pendant seize ans.

…Le travail ne manquait pas. Le père Alexandre Men avait beaucoup d’enfants spirituels et il se mit à les réunir en petits groupes. Une fois par semaine, dix ou quinze personnes se rassemblaient dans un appartement, lisaient l’Evangile, organisaient des soirées, des spectacles pour Noël. Sans que cela s’ébruite. J’avais deux ou trois groupes dans différents quartiers de Moscou. Plus le samizdat. Nous réimprimions la Bible, les commentaires, les textes des pères de l’Eglise. Il nous fallait trouver une dactylo, du carbone, du papier, relier tout cela. Quand la photocopieuse devint accessible, nous nous mîmes à faire des photocopies… "

Comment la milice trouva 40 Evangiles antisoviétiques

"Je fus perquisitionné deux fois. La première en 1974. Alors vint de Belgique, avec un groupe de touristes, un ami à moi, prêtre catholique officiant selon le rite oriental. Il aimait beaucoup la Russie et parlait le russe. Les étrangers avaient le droit de passer la frontière avec un seul Nouveau Testament sous prétexte d’apprendre la langue. Et voilà que chaque membre du groupe la passa avec un seul livre. De sorte que mon ami put nous apporter 40 Evangiles identiques. Il les rassembla à l’hôtel et me les apporta. Apparemment, quelqu’un le vit et nous dénonça. On vint me perquisitionner le jour même, quelques heures plus tard. C’étaient des gens de la milice et du parquet. « Nous avons des témoignages selon lesquels on vous aurait livré de la littérature antisoviétique… » On me confisqua l’Evangile, une machine à écrire et d’autres livres édités à l’étranger..

Ensuite, on me convoqua à la Loubianka

On me dit : « Vous avez déjà eu affaire à nos collègues, vous étiez parvenus à une compréhension mutuelle… » Je réponds : « Si vous considérez mon refus comme de la compréhension mutuelle, alors oui, nous y sommes parvenus… »

La deuxième fois, ils apparurent en 1983, sous Andropov. Ils arrivèrent tôt le matin, vers sept heures. On sonne à la porte : « Un télégramme ! ». J’ouvre : la milice, des témoins… Plus tard, au cours de la conversation, on me demanda : « Mais comment cela, vous ne nous croyez pas ?! » - « Et comment vous croire, si vous m’avez trompé dès la première phrase ? » - « Ce n’est pas de la tromperie ! me disent-ils, c’est une tactique ! » Ils trouvèrent un carnet dans lequel ma femme et moi notions ce que nous donnions à lire et à qui. Par bonheur, tous nos amis se conduisirent comme il se doit : ils dirent qu’ils ne nous avaient emprunté aucun livre. Naturellement, la menace était réelle.

Le KGB déclara, à l’une de mes paroissiennes :
« Si votre Borissov veut jouer au héros national, nous allons lui en donner l’occasion ! » Ce qui les enragea le plus contre moi, c’est quand je refusai de montrer sur le carnet quelles notes étaient de ma main et quelles étaient celles de ma femme. « Vous pourrez distinguer les écritures ? »- « Je le pourrai ! » - « Alors mettez une croix devant vos notes ». Je pris le carnet, réfléchis et dis : « Non. » -« Comment ? » - « J’ai changé d’avis ». L’enquêteur se mit en colère : « Vous aviez promis ! Vous ne tenez pas votre parole ! Vous ne vous conduisez pas comme un homme ! » Maintenant, cela paraît amusant, mais alors, on n’avait pas envie de rire. La conversation avait lieu à la Loubianka, et le refus pouvait avoir des conséquences plus que désagréables.
Mais tout se termina paisiblement : on me contraignit à écrire une « explication » et on me libéra.

Photo : L’archiprêtre Alexandre Borissov officie une panikhide pour le repos des âmes des sans abris décédés







L’archiprêtre Alexandre Borissov : « A la Loubianka, on m’a prévenu que j’allais avoir des problèmes »
Tout est pour le mieux

"En 1978, je terminai le séminaire et soutint une thèse de doctorat en théologie. J’espérais qu’après cela, on m’ordonnerait prêtre, mais je dus attendre 1989.

Par moments, mon âme en éprouvait de l’amertume. Mais maintenant que je regarde en arrière, je comprends qu’il devait en être ainsi. Dieu m’a donné la possibilité de mieux participer à l’éducation de mes enfants (si j’avais été prêtre, on ne m’aurait pas vu à la maison) et aussi de mûrir. Je ne regrette pas du tout d’avoir été ordonné à 50 ans, et pas auparavant. Etre un jeune prêtre, c’est parfois beaucoup de tentations, une trop haute idée de soi-même et de ses possibilités. Peut-être qu’il n’en est pas ainsi pour les autres, mais cela aurait pu m’arriver. C’est pourquoi je rends grâce à Dieu que tout se soit passé de cette manière.."


Sept faits marquants de la vie du père Alexandre Borissov

1 . A 30 ans, il est diplômé en biologie. Son opposant à la défense de sa thèse fut le généticien renommé Nikolaï Vladimirovitch Timoféïev-Ressovski.

2. Dans les années 7O, il apprend à relier des livres. Des dizaines de livres du Samizdat (principalement des commentaires de la Bible) se trouvent encore aujourd’hui dans sa bibliothèque.

3. Le 19 août 1991, il est l’auteur de l’appel de la municipalité de Moscou aux troupes entrées dans la capitale sur l’ordre des putschistes. Il se rendit lui-même auprès des soldats pour leur distribuer ces appels et des Evangiles (on en distribua 2000 exemplaires)

4. Ses filles jumelles, chirurgiennes, travaillèrent en Afrique, elles vivent à présent en France, où elles conservent la nationalité russe et la foi orthodoxe.

5. Il ne va pas au théâtre, ne regarde pas la télé, n’aime pas la pêche ni le sport (il se contente de faire de la gymnastique à la maison), il consacre tout son temps libre aux livres.

6. En 1991, il fut élu président de la société Biblique Russe.

7. Il n’a ni datcha, ni voiture. Il y a quelques années, il se rendait à l’église et à ses obligations dans une petite voiture mais il y a renoncé à cause des bouchons et circule maintenant en métro.

L’interview a été publié en version abrégée dans le journal orthodoxe « Krestovsli Most ». « Krestovski Most » est diffusé gratuitement dans les églises et les établissements à caractère social de la capitale.
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PRAVOSLAVIE i MIR: Протоиерей Александр Борисов: «На Лубянке предупредили, что мне придётся трудно»

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Rédigé par Laurence Guillon le 5 Février 2012 à 12:00 | 0 commentaire | Permalien



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