Plateforme libre de discussion
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L’Académie d’iconographie de Bruxelles a été fondée en septembre 2005 par Irina Gorbounova-Lomax avec la bénédiction de Mgr Simon, archevêque de Bruxelles et de Belgique ( Une icône d'Irina Gourbounova, page de garde du site) Plus de vingt personnes appartenant à diverses confessions chrétiennes suivent actuellement ses cours.
Les cours durent quatre ans, à la fin des études des diplômes sont remis, signés par le recteur, par Mgr Simon ainsi que par un représentant de l'Église catholique responsable pour les relations inter confessionnelles
"L’icône : Vérité et élucubrations"
par Irina Gorbounova-Lomax
Lorsque l’objet de mes préoccupations, qui m’a finalement poussée à écrire cet essai, se présenta à moi pour la première fois à la fin des années 1990, je ne devinais pas encore qu’un jour je viendrais vivre en Belgique, ni que j’écrirais sur l’icône. A l’époque je me contentais de peindre des icônes au fin fond de la Carélie, dans l’atelier de Mère N., sur les bords du lac Onega.
Mon « objet » prit les traits d'une sympathique jeune femme, une journaliste de la télévision française, qui avait fait un voyage interminable (des centaines de kilomètres en avion, et puis une nuit de train, et puis encore deux heures de bus dans des forêts sans fin) pour trouver la paroisse de la Dormition de Kondopoga, et notre atelier. C’est là, lui avait-on assuré, que de vrais iconographes peignaient encore de vraies icônes, en respectant toutes les règles et tous les canons… !
A peine a-t-elle aperçu notre maison paroissiale, que notre intrépide voyageuse est déjà légèrement découragée : la grande isba est aménagée et meublée à la manière d’une maison de campagne européenne. De plus, une des iconographes (l’auteure de ce livre) qui aide la Mère N. s’adresse à elle dans un français assez correct, si bien qu’elle n'a pas besoin de l'interprète amené de Saint-Pétersbourg. Mais les plus grosses déceptions sont encore à venir… En entrant dans l’atelier, notre visiteuse s’arrête horrifiée : sur une table elle aperçoit une icône... du 19ème siècle, de style académique, en attente de restauration.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » demande la visiteuse. « Est-ce que ce genre d’icône n’est pas interdit en Russie ? »
D’abord, nous ne comprenons pas que c’est le style académique de l’icône qui la choque.
Mais nous faisons bientôt comprendre à notre Parisienne fondamentaliste que ces icônes n’ont jamais été proscrites, et qu’elles sont toujours en usage dans les églises, tout à fait comme les icônes byzantines.
« Mais vous, vous ne peignez quand même pas dans ce style décadent ? » insiste la visiteuse.
Nous sommes obligés de lui expliquer que non, notre atelier travaille bien uniquement dans le style byzantin, mais que nous acceptons aussi de restaurer des icônes. Et que, comme nous savons restaurer non seulement les icônes peintes à la détrempe, mais aussi celles faites à l’huile, on nous en amène de tous les styles.
Le fait que nous maîtrisions aussi la peinture à l’huile ne nous grandit pas aux yeux de notre visiteuse. Elle parcourt l’atelier d'un œil critique : aux murs, sur les rayonnages, sur chaque table de travail il y a des dizaines de petites photos d’icônes de toutes les origines, les écoles ou les époques possibles. L’une sert de modèle de schéma canonique, une deuxième est utilisée pour l'expression du visage ou les plis, une troisième a été laissée par quelqu'un en souvenir, une quatrième est chère à l’iconographe elle-même pour l’une ou l’autre raison personnelle… Toute cette « iconostase » si bariolée, et si habituelle pourtant à n’importe quel atelier d'icônes, lui paraît séditieuse : les icônes en papier ne sont pas « vraies », on ne peut pas prier devant elles, car elles sont absolument vides de toute présence divine. Et à fortiori elles ne peuvent évidemment pas servir de modèles, surtout les reproductions d’icônes peintes dans un style académique… !
« Mais alors, comment réaliser par exemple l’image de saint Séraphim de Sarov, qui vivait au 19ème siècle et n’a forcément jamais été peint dans le style byzantin ? » disons-nous, en essayant de rappeler notre visiteuse au bon sens.
La Parisienne répond sans hésitation que dans ce cas-là il faut peindre l’icône d’après les descriptions des témoins, car la ressemblance est loin d’être aussi importante que la sainteté, et celui qui peint une icône d’après une photo, d’après un portrait ou, pire encore, d’après nature, commet des dégâts irréparables à la sainteté. Étonnés de la profondeur des connaissances de notre visiteuse, elle-même catholique romaine, et qui de son propre aveu ne pratique plus depuis longtemps, nous la questionnons sur l’origine de ces connaissances. Elle ne peut pas donner de réponse très claire, ni vraiment intelligible. Pour elle, ce qu’elle dit est accepté de tous, c’est tout simplement « en l'air ».
Car l’air parisien vibre visiblement de toute une série de théories fort amusantes sur l'icône russe
Par exemple nous tombons tous dans le péché, Mère N. en tête, en utilisant des pigments tout faits (les petites bouteilles marquées « Sennelier » et « Windsor and Newton » nous ont trahis… !). Au lieu de ces produits artificiels, privés de toute spiritualité, nous aurions dû récolter des pierres colorées et les broyer nous-mêmes, car ce n’est qu’ainsi que la Terre-Mère offre ses minéraux à Dieu. Nous affirmations timides que les pigments tout prêts aussi sont d'origine terrestre - et non pas martienne - ne convainquent pas notre visiteuse. Ensuite ce sont nos palettes en porcelaine qui sont sujets de (con)damnation : les pigments doivent se mélanger directement avec le doigt dans les coquilles d'œuf, voyons ! Et notre vernis moderne !!! Seule l’olifa est vraiment sainte ! Mais grâce à Dieu nos œufs ne nous attirent aucun reproche : nous les achetons heureusement au village même (mais pour la raison pas très théologique qu’ils sont ainsi plus frais et plus fermes…). Que serait-il resté de notre réputation si nous avions acheté les œufs au supermarché. Horribile dictu !
Une fois terminé l’examen du « matériel » la visiteuse s’intéresse à présent au côté spirituel, c'est-à-dire aux prières « spéciales » que nous devrions réciter en travaillant. Elle est confondue en apprenant que nous ne récitons, et même que nous ne connaissons, aucune prière de la sorte : dans la maison paroissiale nous disons les prières normales du matin et du soir. Tous les dimanches et pour toutes les fêtes nous allons à l’église, et nous communions régulièrement, mais en travaillant nous ne récitons ni à haute voix ni en silence aucune sorte d’incantation. En tout cas, il n'y a là aucune obligation.
A cause de toutes ces inquisitions nous ne trouvons même plus le temps de parler de la peinture d'icône elle-même. D'ailleurs le côté artistique de notre activité n’intéresse pas terriblement notre visiteuse. Ce qui l’intéresse, c’est authenticité, dont elle semble connaître les critères mieux que nous. Elle a d'ailleurs partagé avec nous quelques perles de la « sagesse parisienne ». Par exemple la peinture des visages sur les icônes de Mère N. lui semble beaucoup trop claire: dans les « vraies » icônes, les visages doivent être couleur de terre, signe dit-elle qu'Adam en a été modelé.
« Mais alors, comment faire avec l’illumination des visages des saints et du Seigneur Lui-même ? » demandons-nous stupéfaits
« Il faut le comprendre au sens spirituel » reprend la visiteuse. Mais comme nous ne saisissons toujours pas pourquoi on doit comprendre la terre au sens propre et l'illumination au sens spirituel, elle ajoute :
« L’illumination s’exprime par l'absence d'ombres dans l'icône! »
« Comment, pas d’ombres ? Et ça, qu’est-ce que c’est ? » disons-nous en montrant la reproduction de la fameuse Mère de Dieu de Vladimir. « Voici les ombres sous les sourcils de la Mère de Dieu, sous son menton, et voici l'ombre de son nez... ! »
« Ce sont toutes des ombres propres, et non pas des ombres portées! Moi je parle des ombres portées ! Où sont-elles ? » réplique la visiteuse triomphante.
Je prends un pinceau et l'enfonce légèrement dans la paume de ma main.
- Selon vous, c’est quel type d’ombre ?
- Portée, naturellement!
- Et celle-ci ?
J’ôte le pinceau et le remplace par un de mes doigts de l’autre main, de façon qu’il donne la même ombre. « Portée ! » affirme la visiteuse.
« Vous croyez vraiment ? C’est toujours mon corps pourtant, bien que les mains soient différentes... ». Ensuite je soulève légèrement l’index pour qu’il projette son ombre sur la paume de la même main. « Et ça, c’est quelle ombre ? »
La visiteuse se met à renifler d'embarras. La frontière entre les ombres portées et les ombres propres ne semble pas tranchée de manière aussi péremptoire que dans les traités ou les conférences où elle a puisé ses informations. Là pourtant tout était si compréhensible, si évident…
« Vous savez que toute votre science optique et physique ne prouve rien… Moi je parle du sens spirituel de l’icône ! » dit-elle pour s’en sortir.
Devant cet argument-là nous restons sans voix... Nous avons très envie de lui demander comment une ombre portée - par exemple par le pied d'un personnage - sur le plancher pourrait détruire son illumination, alors qu’une ombre portée par son nez sur sa joue ne le pourrait pas… mais nous sentons que la tolérance de la visiteuse envers notre manque de spiritualité commence à s'épuiser… !
Entre-temps l’heure du déjeuner est arrivée. Nous descendons au réfectoire. Le Père N., sa famille, les invités, les menuisiers de l’atelier paroissial, les iconographes - une vingtaine de personnes en total - prennent place à table. La Parisienne promène son regard autour d'elle avec une certaine inquiétude, se préparant sans doute à se régaler de pain noir et d'eau mais, comme ce n’est pas un jour de carême, on nous sert de la soupe au poulet, des côtelettes et de la kacha. Et là, horreur, les iconographes partagent le même menu que les autres ! La dernière illusion s’écroule !
« Mais comment ? Vous ne jeûnez pas pendant quarante jours avant de commencer votre travail ? » demande la visiteuse d’une voix tremblante.
Je traduis la question. Les apprenties pouffent de rire, les menuisiers rigolent à gorge déployée. On explique à la visiteuse qu’ici on travaille tous les jours et non pas une fois tous les quarante jours - et que nous n’avons d’autres règles de carême que celles de l'Eglise.
Elle est inconsolable. Inconsolable et sourde à toutes les exhortations théologiques, historiques et culturelles du Père N., lui-même diplômé en Histoire de l’art de l'Académie de Saint-Pétersbourg. Elle sait tout de même mieux que nous ce qu’est une vraie icône, à la fin !!! Elle a fait un trajet fou dans l’espoir de trouver dans les forêts impénétrables une skite en bois, peuplée de startsi émaciés à la barbe blanche et vêtus de noir, ne parlant que le slavon d’Eglise, et se nourrissant de sauterelles et de miel sauvage. Les startsi devraient tailler à la hache les planches de tilleul, broyer dans des mortiers de cuivre de l’ocre et du cinabre et, tous les quarante jours, en chantant de secrètes incantations, peindre une « vraie icône ».
Et maintenant qu’elle n’a pas trouvé chez nous l’exotisme de la vieille Russie chrétienne qu’elle était venue chercher, elle se sent flouée.
Mais pour elle, ceux qui l’ont trompée, ce ne sont pas ceux qui lui ont donné ces idées délirantes sur l'icône, ce ne sont pas ceux qui lui ont recommandé l’atelier de la Mère N. Non, c’est nous... !
« Si chez vous on ne peint pas de vraies icônes, on ne peut vraiment pas vous consacrer un film ! » nous lance-t-elle en nous quittant.
La Parisienne est partie, et peut-être cherche-t-elle toujours les véritables iconographes de ses rêves. Nous avons bien ri, et nous avons vite oublié cet épisode étrange. Qui aurait pu croire à l’époque qu’à peine dix ans plus tard je ne rirais plus du tout ! Qu'il m'arriverait de voir de mes propres yeux des expositions d’horribles et honteux barbouillages, présentés par des dizaines de peintres comme « l’icône traditionnelle russe ». Qu’il m’arriverait d’entendre des conférences où l’on fait croire à un pieux auditoire que la spiritualité chrétienne orientale réside dans le plâtrage de planches et le broyage de pierres, dans la perspective inversée et la physionomie différente des deux moitiés du visage du Christ. Qu’il m’arriverait, pour avoir émis un timide appel à la retenue, de me faire accuser de manque de spiritualité et même de… communisme ! Et non seulement moi, mais aussi toute la Russie orthodoxe contemporaine.
Et ce qui était à l’époque un ridicule malentendu, un petit épisode anodin à la paroisse de la Dormition, s'est reproduit ici en Europe occidentale dans des proportions bien plus épouvantables. Ces idées chimériques sur l’icône russe semblent avoir acquis la solidité de dogmes. D’horribles barbouillages amateurs, engendrés et justifiés par toutes ces fausses doctrines, indignes d’être appelés art sacré ou même simplement art chrétien, se répandent toujours plus, et sont pris par des millions d’Européens, chrétiens ou non, pour de véritables icônes chrétiennes.
Mais il y a heureusement des exceptions, des gens dont la conscience chrétienne ne se contente pas ni d’une telle théologie, ni d’une telle peinture d’icônes. Ici en Belgique l’auteure a rencontré des personnes sincères, orthodoxes ou catholiques, qui apprennent avec sérieux à peindre des icônes, ou bien en peignent déjà, et les peignent bien. Ce livre, en fait, est né des réponses à leurs questions, et à celles qu’on nous pose lors des expositions et des conférences.
Ce n’est pas notre faute si ces questions commencent presque toujours par « Est-il vrai que… ? » et que notre réponse est presque toujours « Non, parce que… ».
Ce n’est pas notre faute, mais celle des fausses doctrines qui tiennent toujours le haut du pavé en Europe. Et si toute une série de chapitres de ce livre sont consacrés à la démolition de thèses trop souvent présentées comme évidentes, le lecteur ne doit pas en être étonné. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire des idées que des thèses complètement farfelues ont donné naissance, par une saine réaction, à des opinions plus raisonnables sur l’une ou l’autre question. Toute la théologie orthodoxe par exemple est née en réaction à des hérésies.
L’auteure ne prétend pas être théologienne, mais elle prend toujours bien soin de confronter l’exactitude de ses propos théologiques avec l’enseignement de l’Eglise.
Nous nous contenterons donc de porter un jugement sur la véracité et la qualité des fausses théories trop répandues sur l’icône en restant dans le cadre de l’Histoire de l’art, parce que c’est à ce cadre-là que ces théories appartiennent en effet, et non pas au domaine de la théologie où elles sont tombées par inadvertance et par ignorance. Notre objectif ici est seulement de décortiquer les bases de ces doctrines qui se disent « théologie de l’icône ».
Les icônes d'Irina Gorbounova-Lomax: 1 et 2 et 3 et 4
L’académie de peinture d’icônes, dirigée par Irina Gorbounova-Lomax, iconographe russe résidant à Bruxelles, offre un apprentissage sérieux à la peinture d’icônes, selon les méthodes et programmes admis dans les écoles d’iconographie en Russie.
Informations : 00 (32) 2-346-5165
© XK pour "Parlons d'orthodoxie"
Archevêché de Bruxelles et de Belgique, de l'Eglise Orthodoxe Russe
info@archiepiskopia.be
Mais nous faisons bientôt comprendre à notre Parisienne fondamentaliste que ces icônes n’ont jamais été proscrites, et qu’elles sont toujours en usage dans les églises, tout à fait comme les icônes byzantines.
« Mais vous, vous ne peignez quand même pas dans ce style décadent ? » insiste la visiteuse.
Nous sommes obligés de lui expliquer que non, notre atelier travaille bien uniquement dans le style byzantin, mais que nous acceptons aussi de restaurer des icônes. Et que, comme nous savons restaurer non seulement les icônes peintes à la détrempe, mais aussi celles faites à l’huile, on nous en amène de tous les styles.
Le fait que nous maîtrisions aussi la peinture à l’huile ne nous grandit pas aux yeux de notre visiteuse. Elle parcourt l’atelier d'un œil critique : aux murs, sur les rayonnages, sur chaque table de travail il y a des dizaines de petites photos d’icônes de toutes les origines, les écoles ou les époques possibles. L’une sert de modèle de schéma canonique, une deuxième est utilisée pour l'expression du visage ou les plis, une troisième a été laissée par quelqu'un en souvenir, une quatrième est chère à l’iconographe elle-même pour l’une ou l’autre raison personnelle… Toute cette « iconostase » si bariolée, et si habituelle pourtant à n’importe quel atelier d'icônes, lui paraît séditieuse : les icônes en papier ne sont pas « vraies », on ne peut pas prier devant elles, car elles sont absolument vides de toute présence divine. Et à fortiori elles ne peuvent évidemment pas servir de modèles, surtout les reproductions d’icônes peintes dans un style académique… !
« Mais alors, comment réaliser par exemple l’image de saint Séraphim de Sarov, qui vivait au 19ème siècle et n’a forcément jamais été peint dans le style byzantin ? » disons-nous, en essayant de rappeler notre visiteuse au bon sens.
La Parisienne répond sans hésitation que dans ce cas-là il faut peindre l’icône d’après les descriptions des témoins, car la ressemblance est loin d’être aussi importante que la sainteté, et celui qui peint une icône d’après une photo, d’après un portrait ou, pire encore, d’après nature, commet des dégâts irréparables à la sainteté. Étonnés de la profondeur des connaissances de notre visiteuse, elle-même catholique romaine, et qui de son propre aveu ne pratique plus depuis longtemps, nous la questionnons sur l’origine de ces connaissances. Elle ne peut pas donner de réponse très claire, ni vraiment intelligible. Pour elle, ce qu’elle dit est accepté de tous, c’est tout simplement « en l'air ».
Car l’air parisien vibre visiblement de toute une série de théories fort amusantes sur l'icône russe
Par exemple nous tombons tous dans le péché, Mère N. en tête, en utilisant des pigments tout faits (les petites bouteilles marquées « Sennelier » et « Windsor and Newton » nous ont trahis… !). Au lieu de ces produits artificiels, privés de toute spiritualité, nous aurions dû récolter des pierres colorées et les broyer nous-mêmes, car ce n’est qu’ainsi que la Terre-Mère offre ses minéraux à Dieu. Nous affirmations timides que les pigments tout prêts aussi sont d'origine terrestre - et non pas martienne - ne convainquent pas notre visiteuse. Ensuite ce sont nos palettes en porcelaine qui sont sujets de (con)damnation : les pigments doivent se mélanger directement avec le doigt dans les coquilles d'œuf, voyons ! Et notre vernis moderne !!! Seule l’olifa est vraiment sainte ! Mais grâce à Dieu nos œufs ne nous attirent aucun reproche : nous les achetons heureusement au village même (mais pour la raison pas très théologique qu’ils sont ainsi plus frais et plus fermes…). Que serait-il resté de notre réputation si nous avions acheté les œufs au supermarché. Horribile dictu !
Une fois terminé l’examen du « matériel » la visiteuse s’intéresse à présent au côté spirituel, c'est-à-dire aux prières « spéciales » que nous devrions réciter en travaillant. Elle est confondue en apprenant que nous ne récitons, et même que nous ne connaissons, aucune prière de la sorte : dans la maison paroissiale nous disons les prières normales du matin et du soir. Tous les dimanches et pour toutes les fêtes nous allons à l’église, et nous communions régulièrement, mais en travaillant nous ne récitons ni à haute voix ni en silence aucune sorte d’incantation. En tout cas, il n'y a là aucune obligation.
A cause de toutes ces inquisitions nous ne trouvons même plus le temps de parler de la peinture d'icône elle-même. D'ailleurs le côté artistique de notre activité n’intéresse pas terriblement notre visiteuse. Ce qui l’intéresse, c’est authenticité, dont elle semble connaître les critères mieux que nous. Elle a d'ailleurs partagé avec nous quelques perles de la « sagesse parisienne ». Par exemple la peinture des visages sur les icônes de Mère N. lui semble beaucoup trop claire: dans les « vraies » icônes, les visages doivent être couleur de terre, signe dit-elle qu'Adam en a été modelé.
« Mais alors, comment faire avec l’illumination des visages des saints et du Seigneur Lui-même ? » demandons-nous stupéfaits
« Il faut le comprendre au sens spirituel » reprend la visiteuse. Mais comme nous ne saisissons toujours pas pourquoi on doit comprendre la terre au sens propre et l'illumination au sens spirituel, elle ajoute :
« L’illumination s’exprime par l'absence d'ombres dans l'icône! »
« Comment, pas d’ombres ? Et ça, qu’est-ce que c’est ? » disons-nous en montrant la reproduction de la fameuse Mère de Dieu de Vladimir. « Voici les ombres sous les sourcils de la Mère de Dieu, sous son menton, et voici l'ombre de son nez... ! »
« Ce sont toutes des ombres propres, et non pas des ombres portées! Moi je parle des ombres portées ! Où sont-elles ? » réplique la visiteuse triomphante.
Je prends un pinceau et l'enfonce légèrement dans la paume de ma main.
- Selon vous, c’est quel type d’ombre ?
- Portée, naturellement!
- Et celle-ci ?
J’ôte le pinceau et le remplace par un de mes doigts de l’autre main, de façon qu’il donne la même ombre. « Portée ! » affirme la visiteuse.
« Vous croyez vraiment ? C’est toujours mon corps pourtant, bien que les mains soient différentes... ». Ensuite je soulève légèrement l’index pour qu’il projette son ombre sur la paume de la même main. « Et ça, c’est quelle ombre ? »
La visiteuse se met à renifler d'embarras. La frontière entre les ombres portées et les ombres propres ne semble pas tranchée de manière aussi péremptoire que dans les traités ou les conférences où elle a puisé ses informations. Là pourtant tout était si compréhensible, si évident…
« Vous savez que toute votre science optique et physique ne prouve rien… Moi je parle du sens spirituel de l’icône ! » dit-elle pour s’en sortir.
Devant cet argument-là nous restons sans voix... Nous avons très envie de lui demander comment une ombre portée - par exemple par le pied d'un personnage - sur le plancher pourrait détruire son illumination, alors qu’une ombre portée par son nez sur sa joue ne le pourrait pas… mais nous sentons que la tolérance de la visiteuse envers notre manque de spiritualité commence à s'épuiser… !
Entre-temps l’heure du déjeuner est arrivée. Nous descendons au réfectoire. Le Père N., sa famille, les invités, les menuisiers de l’atelier paroissial, les iconographes - une vingtaine de personnes en total - prennent place à table. La Parisienne promène son regard autour d'elle avec une certaine inquiétude, se préparant sans doute à se régaler de pain noir et d'eau mais, comme ce n’est pas un jour de carême, on nous sert de la soupe au poulet, des côtelettes et de la kacha. Et là, horreur, les iconographes partagent le même menu que les autres ! La dernière illusion s’écroule !
« Mais comment ? Vous ne jeûnez pas pendant quarante jours avant de commencer votre travail ? » demande la visiteuse d’une voix tremblante.
Je traduis la question. Les apprenties pouffent de rire, les menuisiers rigolent à gorge déployée. On explique à la visiteuse qu’ici on travaille tous les jours et non pas une fois tous les quarante jours - et que nous n’avons d’autres règles de carême que celles de l'Eglise.
Elle est inconsolable. Inconsolable et sourde à toutes les exhortations théologiques, historiques et culturelles du Père N., lui-même diplômé en Histoire de l’art de l'Académie de Saint-Pétersbourg. Elle sait tout de même mieux que nous ce qu’est une vraie icône, à la fin !!! Elle a fait un trajet fou dans l’espoir de trouver dans les forêts impénétrables une skite en bois, peuplée de startsi émaciés à la barbe blanche et vêtus de noir, ne parlant que le slavon d’Eglise, et se nourrissant de sauterelles et de miel sauvage. Les startsi devraient tailler à la hache les planches de tilleul, broyer dans des mortiers de cuivre de l’ocre et du cinabre et, tous les quarante jours, en chantant de secrètes incantations, peindre une « vraie icône ».
Et maintenant qu’elle n’a pas trouvé chez nous l’exotisme de la vieille Russie chrétienne qu’elle était venue chercher, elle se sent flouée.
Mais pour elle, ceux qui l’ont trompée, ce ne sont pas ceux qui lui ont donné ces idées délirantes sur l'icône, ce ne sont pas ceux qui lui ont recommandé l’atelier de la Mère N. Non, c’est nous... !
« Si chez vous on ne peint pas de vraies icônes, on ne peut vraiment pas vous consacrer un film ! » nous lance-t-elle en nous quittant.
La Parisienne est partie, et peut-être cherche-t-elle toujours les véritables iconographes de ses rêves. Nous avons bien ri, et nous avons vite oublié cet épisode étrange. Qui aurait pu croire à l’époque qu’à peine dix ans plus tard je ne rirais plus du tout ! Qu'il m'arriverait de voir de mes propres yeux des expositions d’horribles et honteux barbouillages, présentés par des dizaines de peintres comme « l’icône traditionnelle russe ». Qu’il m’arriverait d’entendre des conférences où l’on fait croire à un pieux auditoire que la spiritualité chrétienne orientale réside dans le plâtrage de planches et le broyage de pierres, dans la perspective inversée et la physionomie différente des deux moitiés du visage du Christ. Qu’il m’arriverait, pour avoir émis un timide appel à la retenue, de me faire accuser de manque de spiritualité et même de… communisme ! Et non seulement moi, mais aussi toute la Russie orthodoxe contemporaine.
Et ce qui était à l’époque un ridicule malentendu, un petit épisode anodin à la paroisse de la Dormition, s'est reproduit ici en Europe occidentale dans des proportions bien plus épouvantables. Ces idées chimériques sur l’icône russe semblent avoir acquis la solidité de dogmes. D’horribles barbouillages amateurs, engendrés et justifiés par toutes ces fausses doctrines, indignes d’être appelés art sacré ou même simplement art chrétien, se répandent toujours plus, et sont pris par des millions d’Européens, chrétiens ou non, pour de véritables icônes chrétiennes.
Mais il y a heureusement des exceptions, des gens dont la conscience chrétienne ne se contente pas ni d’une telle théologie, ni d’une telle peinture d’icônes. Ici en Belgique l’auteure a rencontré des personnes sincères, orthodoxes ou catholiques, qui apprennent avec sérieux à peindre des icônes, ou bien en peignent déjà, et les peignent bien. Ce livre, en fait, est né des réponses à leurs questions, et à celles qu’on nous pose lors des expositions et des conférences.
Ce n’est pas notre faute si ces questions commencent presque toujours par « Est-il vrai que… ? » et que notre réponse est presque toujours « Non, parce que… ».
Ce n’est pas notre faute, mais celle des fausses doctrines qui tiennent toujours le haut du pavé en Europe. Et si toute une série de chapitres de ce livre sont consacrés à la démolition de thèses trop souvent présentées comme évidentes, le lecteur ne doit pas en être étonné. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire des idées que des thèses complètement farfelues ont donné naissance, par une saine réaction, à des opinions plus raisonnables sur l’une ou l’autre question. Toute la théologie orthodoxe par exemple est née en réaction à des hérésies.
L’auteure ne prétend pas être théologienne, mais elle prend toujours bien soin de confronter l’exactitude de ses propos théologiques avec l’enseignement de l’Eglise.
Nous nous contenterons donc de porter un jugement sur la véracité et la qualité des fausses théories trop répandues sur l’icône en restant dans le cadre de l’Histoire de l’art, parce que c’est à ce cadre-là que ces théories appartiennent en effet, et non pas au domaine de la théologie où elles sont tombées par inadvertance et par ignorance. Notre objectif ici est seulement de décortiquer les bases de ces doctrines qui se disent « théologie de l’icône ».
Les icônes d'Irina Gorbounova-Lomax: 1 et 2 et 3 et 4
L’académie de peinture d’icônes, dirigée par Irina Gorbounova-Lomax, iconographe russe résidant à Bruxelles, offre un apprentissage sérieux à la peinture d’icônes, selon les méthodes et programmes admis dans les écoles d’iconographie en Russie.
Informations : 00 (32) 2-346-5165
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Rédigé par l'équipe de rédaction le 15 Janvier 2010 à 13:49
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