Discours de Sa Sainteté le patriarche Cyrille à la séance du Haut Conseil, le 26 décembre 2018
Le 26 décembre 2018, à la salle du Haut Conseil de l’église cathédrale du Christ-Sauveur, Sa Sainteté le patriarche Cyrille de Moscou et de toute la Russie a présidé une séance ordinaire du Haut Conseil ecclésiastique de l’Église orthodoxe russe. Ouvrant la séance, Sa Sainteté a prononcé un discours devant les membres du Haut Conseil.

Слово Святейшего Патриарха Кирилла на заседании Высшего Церковного Совета 26 декабря 2018 года

Bienvenue à tous les membres du Haut Conseil pour la dernière séance de l’année. Nous parlerons, naturellement, du bilan de l’année écoulée. J’aimerais tout d’abord vous saluer tous. Et je dois dire quelques mots de l’année qui s’achève, qui, comme nous le sentons tous, a été particulièrement difficile.

La source de principale tension, le facteur influant sur le bien-être des orthodoxes, sur leur état spirituel, reste la situation de notre Église en Ukraine. Vous êtes au courant, vous savez ce qui se passe, vous savez quels évènements radicaux, extrêmement dangereux pour l’intégrité du peuple orthodoxe, et pas seulement pour notre Église, ont eu lieu récemment à Kiev, après la décision du parlement ukrainien qui exige de modifier la dénomination de l’Église orthodoxe ukrainienne. Ces modifications devraient être suivies de répressions, et il est évident qu’il s’agit d’une sorte d’ultimatum : si l’Église ne change pas de dénomination, son enregistrement lui sera retiré. Si l’Église change de dénomination, naturellement, on opèrera les pressions les plus fortes sur les Ukrainiens, sur la société. Il y aura sans aucun doute des saisies d’églises par la force. Or, le peuple des croyants, les orthodoxes d’Ukraine, sont fermes dans la foi, émotifs. Tout ce qui concerne leurs églises risque de tourner au conflit sanglant. C’est pourquoi je vous demanderais d’intensifier notre prière commune pour la conservation de la paix en terre d’Ukraine, ainsi, bien sûr, que nos prières pour la préservation de l’Église orthodoxe ukrainienne.

Tout le monde sait bien que ce qui a déclenché le détonateur des persécutions contre l’Orthodoxie ukrainienne a été la décision sans précédent prise par Constantinople, dépassant les bornes de tout ordre canonique et, pour cette raison, criminelle, de s’immiscer sur le territoire canonique de l’Église ukrainienne du Patriarcat de Moscou, sur le territoire de notre Église. Les évènements desctructeurs qui ont suivi ont été le résultat de cette intrusion. De quels évènements s’agit-il ? En premier lieu, de l’ingérence de l’état, d’une ingérence également sans précédent. Et ceci dans un pays qui déclare son attachement aux valeurs européennes, dont l’une est la séparation de l’Église, de la religion et de l’état ! En violation de cette valeur européenne fondamentale, l’état, en la personne du président, interfère directement dans la direction de l’Église et, on peut le dire, préside ce qu’on a appelé « le concile de réunification ecclésiale », participe aux négociations avec Constantinople sur le fameux tomos, tout cela devant les caméras, aux yeux du monde entier.

Intervenant récemment à la télévision, je me suis déjà posé la question : comment le monde aurait-il réagi si le président de la Fédération de Russie avait dirigé le Concile local de l’Église orthodoxe russe ou avait présenté un hiérarque quelconque de l’Église au monde entier et au public au nom du Concile. On voit d’ici quelle aurait été la réaction ! Dans le cas présent, au contraire, le silence est absolu et total ; on peut donc fouler aux pieds les droits fondamentaux, on peut enfreindre les lois pour atteindre un objectif politique concret. Or, l’objectif politique a été très clairement formulé, notamment par les représentants plénipotentiaires des États-Unis, qui travaillent en Ukraine, ainsi que par les représentants des autorités ukrainiennes eux-mêmes : il faut rompre le dernier lien unissant nos peuples, un lien qui est spirituel.

Nous sommes témoins d’une catastrophe civilisationnelle. Il n’y a jamais rien eu qui ressemble à cette ingérence brutale et à découvert dans les affaires de l’Église, si ce n’est, peut-être, durant les époques de persécutions par lesquelles notre Église est passée. C’est pourquoi les évènements qui se produisent aujourd’hui en terre ukrainienne assombrissent l’âme, mais, d’un autre côté, nous incitent à intensifier notre prière. Je vous demande à vous tous, frères, ainsi qu’au clergé dont vous avez la charge, de prier, aussi bien à l’église qu’en privé, pour Sa Béatitude le métropolite Onuphre, pour l’épiscopat de notre Église qui, par la grâce de Dieu, tient ferme sur ses positions canoniques.
Vous savez que l’un des facteurs qui ont incité Constantinople à s’immiscer dans les affaires ukrainiennes, enfreignant toutes les règles canoniques existantes, a été la certitude que l’organisation du « concile de réunification et la légalisation des schismatiques, entraîneraient la chute de l’Église orthodoxe ukrainienne. Il suffisait soi-disant à Constantinople d’enclencher le processus, de légaliser les schismatiques pour que les hiérarques de l’Église orthodoxe ukrainienne accourent au « concile de réunification ». Cette idée a réellement tourné la tête du patriarche Bartholomée.

On l’a convaincu que cela accompli, les hiérarques orthodoxes de l’Église ukrainienne viendraient les uns après les autres à ce concile, qu’il n’y avait qu’à pousser un tout petit peu, car ils étaient déjà prêts. Des informations mensongères ont été répandues, comme quoi des dizaines de hiérarques soutenaient déjà le « concile de réunification ». Pendant ma rencontre avec le patriarche Bartholomée, il m’a laissé entendre qu’une « grande partie de votre épiscopat soutient le concile », ce à quoi je lui ai répondu que c’était un mensonge, que, d’après mes renseignements, il s’agissait seulement de deux ou trois individus, dont j’ai caractérisé la personnalité. Cela n’a eu aucun effet sur lui, mais il en est pourtant allé comme je l’avais dit, et encore, même pas trois, mais deux hiérarques, ceux-là mêmes que j’avais en vue. Le « concile de réunification » a été un échec total : il n’y a pas eu réunification, si ce n’est la réunification des schismatiques, et leur légalisation anti-canonique par un patriarche dont la juridiction ne s’étend pas à l’Ukraine et ne pouvait pas s’y étendre.

Mais les actes de Constantinople étonnent du point de vue du bon sens. Comment peut-on déclarer nulle la charte du patriarche Denis, datant de 1686 ? Quelqu’un en pleine possession de ses facultés mentales, qu’il appartienne aux autorités ecclésiastiques ou civiles, peut-il déclarer qu’un acte historique, de 300 ans d’ancienneté, est annulé ? Aristote, dans l’une de ses œuvres, cite Agathon, un tragédien du Ve siècle avant Jésus-Christ. Parlant des dieux païens, il a une pensée très intéressante, que Constantinople ferait bien de connaître. Cette idée est la suivante : « Il y a une seule chose dont Dieu même est privé, c’est de faire que ce qui a été fait ne l’ait pas été ». Personne n’a pouvoir sur ce qui a été, même Dieu. Or, l’année 1686 est une réalité d’où est partie toute une histoire.

Peut-on imaginer la Grande-Bretagne annulant l’Acte d’indépendance de l’Inde ? Admettons qu’un dirigeant fou s’y résolve, et alors ? L’Inde disparaîtra-t-elle pour autant ? L’état disparaîtrait, son économie, les rapports sociaux, la culture ? Ou alors s’il venait à l’esprit de quelqu’un en Grande-Bretagne, d’annuler le fait même de l’existence des États-Unis ? Car, dirait-on, cette guerre d’indépendance, l’apparition d’un état indépendant, tout cela n’est pas correct et nous allons annuler deux siècles et quelques d’histoire. Quelque chose changerait-il ? On ne ferait qu’en rire ! Il fallait vraiment le vouloir, pour s’engager dans cette situation caricaturale ! Car c’est bien de la caricature, mais ils l’ont fait. Nous sommes en pleine tragi-comédie, parce qu’il n’est tout simplement pas possible d’analyser rationnellement tout ce qu’a fait Constantinople.

Naturellement, nous avons réagi. Nous avons rompu la communion. L’Église n’a pas d’autre moyen pour arrêter le schisme, que de se protéger elle-même du schisme. C’est pourquoi la décision de rompre la communion eucharistique est une décision salutaire pour l’intégrité de l’Église orthodoxe, motivée par le désir de se protéger du schisme, de son influence délétère. Nous avons pris cette décision pour préserver notre intégrité. L’Église n’a pas d’autre moyen. C’est pourquoi lorsqu’on nous dit : « n’allez-vous pas trop loin ? », c’est une question qui renvoie à notre raport au droit canon dans la vie de l’Église, sachant que l’Église ne dispose pas d’autre moyen. J’aimerais remercier cordialement nos hiérarques pour leur soutien à cette décision du Saint-Synode de notre Église. Vous savez que, dans les métropoles, des assemblées épiscopales, des conseils métropolitains, des conseils diocésains se réunissent pour discuter de la décision prise par l’Église. Aujourd’hui, nous sommes très lartement soutenus par l’épiscopat, par le clergé et par les fidèles.

Je parle des afflictions, mais, comme dit le sage, cela passera aussi. L’organisme ecclésial qui se bâtit actuellement en Ukraine n’est absolument pas viable. Les gens du monde ne peuvent pas le comprendre, mais les gens d’Église le voient bien. Nous le comprenons particulièrement bien, dans l’Église orthodoxe russe. En effet, ce qui s’est passé après la révolution se répète aujourd’hui littéralement en Ukraine. La situation ukrainienne est le reflet de la politique des autorités révolutionnaires de l’Union soviétique, dont l’objectif était de détruire l’Église orthodoxe russe. A l’époque aussi, les autorités avaient initié un schisme rénovateur. Ce schisme était une mesure monstrueusement dangereuse prise par les autorités soviétiques. Ce schisme, initié de l’extérieur, fut réalisé par des ecclésiastiques, non seulement par des prêtres, mais aussi par des évêques. Beaucoup de hiérarques soutirent, à l’époque, l’idée du schisme rénovateur.

Le patriarche Tikhon se retrouva isolé, pratiquement seul, et c’est ce moment que choisit Constantinople pour légaliser les schismatiques ! Le patriarche de Constantinople exigea du patriarche Tikhon qu’il se retirât et remît le pouvoir à « la haute direction ecclésiastique ». Toute la politique réelle de Constantinople, par l’intermédiaire de son représentant permanent à Moscou, avait pour objectif, comme vous le savez, de soutenir les schismatiques, et de lutter contre l’Église canonique. Et que dire des objectifs élevés de Constantinople : s’assurer l’usage de quelques biens immobiliers pour en tirer des profits commerciaux. Cela reflète bien, comme dans un miroir, ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine avec la création d’une stavropégie.

Nous sommes passés par là, nous savons que ce fut une grande épreuve. Mais, finalement, l’Église de Dieu en est sortie victorieuse. C’est pourquoi, regardant ce qui s’est passé et ce qui se passe en Ukraine à travers le prisme de notre propre expérience, nous pouvons dire que cette histoire se terminera de la même façon que celle de l’église vivante en Union soviétique. Parce que les forces vives de l’Église, celles qui ont la grâce, la force de Dieu, sont plus puissantes que la plus grande force humaine. Le Seigneur est présent dans l’Église, l’Esprit Saint est présent. Je suis reconnaissant au peuple d’Ukraine, au clergé, à l’épiscopat qui s’est aujourd’hui groupé autour du béatissime métropolite Onuphre. Et cette unité, indiscutablement, permet de garantir que les forces du mal ne pourront détruire le corps de l’Église orthodoxe en Ukraine, empreint de la grâce.

La loi sur la modification de la dénomination de l’Église a été adoptée, comme vous le savez. Cette loi est parfaitement insensée du point de vue du droit contemporain et des principes modernes sur les rapports entre l’état et les organisations religieuses. Dans tous les pays occidentaux, dans tous les pays sécularisés, sur lesquels se rangent l’Ukraine, la dénomination des organisations religieuses ne concerne pas l’état, c’est l’affaire de l’organisation religieuse elle-même. Tel est le principe, on doit seulement veiller à ce qu’il n’y ait pas répétition, afin d’éviter les confusions en terme de personnes juridiques. Tout le reste ne concerne que l’organisation religieuse elle-même.

Comme vous le savez, j’ai travaillé au conseil œcuménique des églises. De temps en temps, le sujet de la dénomination des organisations religieuses qui entraient ou souhaitaient entrer au Conseil œcuménique des églises était soulevé. La question était résolue simplement : l’association religieuse doit être dénommée au Conseil œcuménique des églises telle qu’elle se dénomme elle-même. Un principe ordinaire, rien de nouveau. Mais lorsque l’état se mêle d’inventer des dénominations pour une organisation religieuse, et ce avec la volonté évidente de la discriminer pour, finalement, la détruire, c’est une atteinte à tous les droits et à toutes les lois admis dans la société civilisée.

Redisons-le encore une fois : puisqu’il existe, comme on le voit, une volonté de détruire l’Église orthodoxe en Ukraine, émanant, notamment, de l’extérieur, tous les moyens sont bons pour y parvenir. Le fait que le monde se taise en témoigne. Nous devons en tirer les conclusions, notamment sur les contes dont on nous a bercés pendant des années sur la primauté du droit, sur les droits de l’homme, sur la liberté religieuse et sur tout ce qui était encore récemment considéré comme une valeur fondamentale et constituante de l’état moderne et des rapports humains dans la société contemporaine.

Ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine aura, indubitablement, des conséquences très dangeureuses dans la vie de nombreux pays. Ce qui se passe en Ukraine peut servir de précédent. Cela veut dire que les facteurs qui ont soutenu la paix interreligieuse, la liberté religieuse, les vrais droits de l’homme, selon toute vraisemblance, cesseront d’être intouchables, particulièrement si ces valeurs en gênent certains pour parvenir à leurs fins politiques. Les évènements qui se sont produits sont très dangereux non seulement pour l’Ukraine, mais, je dirais même, pour le monde entier. Parce que l’Ukraine peut servir de précédent, de modèle sur la façon dont on peut facilement se débarasser de n’importe quelle loi, de n’importe quelles normes, de n’importe quels droits de l’homme, si cela est nécessaire aux grands de ce monde.

En réponse à tout cela, je tiens à dire encore une fois que nous appelons tout le monde à prier, à travailler ensemble et à soutenir l’Église orthodoxe ukrainienne. Nous prions pour que le Seigneur préserve l’Église orthodoxe ukrainienne dans Sa grâce, pour qu’Il fasse revenir le peuple à la raison, pour que les gens sachent distinguer la politique de la foi, et, surtout, pour que personne ne doute que c’est dans l’Église orthodoxe ukrainienne que le Saint-Esprit est présent, que les sacrements s’accomplissent et que les gens se sauvent.

C’est pour cela, au nom de la présence de Dieu dans l’histoire humaine, au nom de l’action de l’Esprit saint par l’Église dans les hommes que l’Église supporte aujourd’hui diffamations et persécutions. Mais, comme le montre l’histoire, la fin est toujours la même : l’Église sort victorieuse de toutes ces épreuves. Non parce qu’elle est forte, mais parce que l’Esprit Saint vit et agit en elle. C’est pourquoi je vous appelle encore une fois à prier, à garder en mémoire ce qui se passe dans notre sœur l’Ukraine.

Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 26 Décembre 2018 à 22:41 | 2 commentaires | Permalien



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