V. Golovanow

Partie 2: Des opposants résolus

Clairement moins médiatisés et moins présents dans les hiérarchies officielles des Églises orthodoxes que les partisans du rapprochement présentés dans notre partie 1, les opposants à tout dialogue avec les Catholiques représentent néanmoins un très grand nombre de fidèles, de moines et de clercs des paroisses qui considèrent les Catholiques comme hérétiques et ennemis héréditaires de l'Orthodoxie.

Dans l'Église russe, en particulier, ils se manifestent en nombre depuis la rencontre du patriarche de Moscou et du pape à Cuba …

Différentes positions orthodoxes sur le rapprochement avec les Catholiques
La Sainte Communauté du Mont Athos, considérée comme le phare de l'Orthodoxie /1/, est le principal porte-parole de cette nouvelle fronde de "l'Église priante contre l'Église savante" /2/.

Dans une lettre au patriarche Bartholomée au sujet de la visite du pape François à Constantinople les 28-30 novembre 2014 (cf. cf. partie 1) la Sainte Communauté exprime son inquiétude et sa perplexité à ce propos." Soulignant en particulier le "baiser liturgique au pape de Rome qui avait revêtu l’omophore et qui a ensuite prononcé la Prière du Seigneur". La lettre cite les saints Pères pour souligner les erreurs des "hérétiques qui se sont séparés de l'Église une" et rappelle les saints qui ont été persécutés et ont souffert le martyr pour avoir refusé de reconnaitre "les falsificateurs latins"; elle appelle à mettre fin au dialogue théologique qui "ne fait que provoquer la confusion dans les consciences des Chrétiens et ne mène à rien et ce alors que de nombreux catholiques-romains, déçus par la sécularisation de l’Église occidentale, imprégnée des doctrines hérétiques du papisme, cherchent une issue dans l’Église orthodoxe…Nous ne cachons pas que nous sommes affligés et inquiets à l’idée de l’éventualité de revivre les événements qui ont eu lieu ici, il y a cinquante ans.

Nous ne souhaitons naturellement pas les voir se renouveler, car nous en supportons encore les conséquences douloureuses" (3). (http://orthodoxie.com/lettre-de-la-sainte-communaute-du-mont-athos-au-patriarche-bartholomee-au-sujet-de-la-visite-du-pape-de-rome-a-constantinople-en-novembre-2014/)

(1) Rappelons que vingt monastères orthodoxes sont établis depuis le Xe siècle sur la péninsule du mont Athos, au nord de la mer Égée; ils comptent actuellement plus de 1200 moines de différentes nationalités. Communauté théocratique politiquement autonome au sein de Grèce, elle dépend canoniquement du patriarcat de Constantinople avec une très large autonomie.

(2) Cette expression a été utilisée pour le rejet de l'union du Concile de Florence par les Églises orthodoxes alors qu'elle avait été signée par la quasi-totalité de leurs représentants.

(3) Rappelle de l'interruption de la commémoration du Patriarche de Constantinople Athénagoras lorsqu'il avait levé les anathèmes de 1054.

D'autres hiérarques et éminents pasteurs des Églises de Grèce et de Chypre avaient publiquement critiqué les actions du patriarche Bartholomée en 2014 (dito). Leur pétition, sous le titre "La nouvelle ecclésiologie du patriarche œcuménique Bartholomée", mettait en cause son point de vue sur la nature de l'Église orthodoxe et ses relations avec les autres confessions chrétiennes et les autres religions. Au moment de sa publication elle avait recueilli plus de 2500 signatures, dont six évêques, des prêtres, des moines de l’Église de Grèce et du Mont-Athos, ainsi que des clercs de l’Église de Chypre (http://orthodoxie.com/petition-en-grece-au-sujet-des-declarations-oecumeniques-du-patriarche-bartholomee/) …

Et tout récemment, le 16 février 2016, le Saint Synode de l'Eglise de Géorgie a rejeté le document préparatoire du Concile panorthodoxe "Sur les relations de l'Eglise Orthodoxe avec le reste du monde chrétien" (https://mospat.ru/fr/2016/01/28/news127362/) qui avait été adopté par la synaxe des primats orthodoxes des 21-28 janvier 2016; se document ne mentionne pas expressément le catholicisme mais parle du dialogue interchrétien en général en affirmant qu'il "ne va aucunement à l’encontre de la nature et de l’histoire de l’Eglise orthodoxe, mais constitue l’expression conséquente de la foi et tradition apostolique dans des conditions historiques nouvelles." (Art. 4)


Différentes positions orthodoxes sur le rapprochement avec les Catholiques
Loin d'être marginale, comme on peut en avoir l'impression en Occident, cette position de refus traverse toutes les Églises orthodoxes et ses représentants, membres des Églises canoniques, font là cause commune avec les organisations non canoniques, qui font de l'anti-œcuménisme leur cheval de bataille (4).

"Pour nous, orthodoxes, le pape est un hérétique, en dehors de l'Église, et, par conséquent, pas même un évêque" avait déclaré Mgr Athanase, Métropolite de Limassol (Chypre) le 23 mai 2010 en prenant la tête de l'opposition, souvent musclée, à la visite du Pape et Ici ; les Églises de Bulgarie et de Géorgie se sont retirées du dialogue œcuménique et des manifestations anticatholiques se produisent sporadiquement dans tous les pays de tradition orthodoxe: les dernières en date ont eu lieu à Kiev en décembre 2015 pour protester contre l'invitation du pape François par le président ukrainien (cf. photo). Certains représentants du fondamentalisme orthodoxe s'attaquent aussi directement à la personnalité du pape François en parlant de "son hypocrisie de jésuite qui veut remplacer les différences théologiques par des convergences sociales et masquer ainsi ses buts prosélytes…"

(4) Cf. Anastasia V. Mitrofanova "Orthodox Fundamentalism: Intersection of Modernity, Postmodernity, and Tradition", Orthodox Paradoxes, Heterogeneities and Complexities in Contemporary Russian Orthodoxy, Edited by Katya Tolstaya, 2014 Koninklijke Brill NV, p 93.

(5) Mgr Athanase est le fils spirituel de l'Ancien Joseph de Vatopédi - l'Hésychaste (1898-1959, l'une des figures majeures de la spiritualité orthodoxe au XXe siècle, très vénéré parmi les Orthodoxes traditionalistes) et l'une des personnalités les plus influentes de l'Église de Chypre; son interview constitue de fait un véritable réquisitoire, particulièrement bien argumenté, contre le dialogue avec les Catholiques cf. orthodoxie.typepad.com/files/interview_mgr_athanase.pdf


(6) La procession commémorant saint Alexandre de la Neva qui rassemble traditionnellement plusieurs centaines de croyants se termina ainsi devant l'ambassade du Vatican à Kiev…

Dans l'Église Russe la rencontre de Cuba a provoqué une exacerbation des manifestations de ce courant et on a vu fleurir toutes sortes d'accusations contre le patriarche:

***
Douze prêtres et deux monastères de la juridiction du Patriarcat de Moscou en Moldavie ont cessé de commémorer le patriarche, certains le qualifient de "traitre," «hérétique», "papiste" ou "'apostat" et exhortent les Orthodoxes à choisir entre lui et le Christ.

Le père Dmitri Nenarokov, aumônier d'un groupe de cosaques ultranationalistes, parle d'un "nouveau jalon dans l'histoire des processus apocalyptiques" et c'est allé jusqu'à la proclamation que "l'apostat Cyrile a conclu l'union avec Satan" (http://3rm.info/mainnews/61549-otstupnik-patriarh-kirill-zaklyuchil-uniyu-s-satanoy-video-foto.html).

Au sein de la hiérarchie, en revanche, l'ensemble des évêques semble derrière le patriarche; ils ont été réunis en concile local exceptionnel les 2 et 3 février 2016 (juste avant la rencontre de Cuba, encore tenue secrète à ce moment là) pour débattre des textes préparés pour le Concile panorthodoxe et ont décidé que: "dans leur forme actuelle, les projets de documents du saint et grand Concile ne contreviennent pas à la pureté de la foi orthodoxe, et ne violent pas la tradition canonique de l'Eglise," (7) approuvant donc aussi le document "Sur les relations de l'Eglise Orthodoxe avec le reste du monde chrétien" rejeté par le Saint Synode de l'Eglise de Géorgie…

(7) "DÉCISION" du Sacré Concile épiscopal de l’Église orthodoxe, art. 3; http://sobor.patriarchia.ru/db/text/4367700.html

Notons toutefois la voix dissonante de l'ancien porte-parole du patriarcat de Moscou, l’archiprêtre Vsevolod Tchapline, connu pour ses prises de position conservatrices, qui avait été démis du poste important de Président du "département synodal de l’Église orthodoxe russe pour les rapports entre Église et société" le 24 décembre dernier (le poste a été supprimé) mais reste recteur d'une importante église à Moscou. Dans un article publié sur son blog sous le titre «Une conciliarité de couloirs» il n'attaque pas le principe de cette rencontre mais dénonce l’absence de conciliarité dans sa préparation et la dérive du patriarche vers un exercice solitaire du pouvoir patriarcal (https://news.google.fr/?ar=1456133488).

Risque de schisme?

En fait, cette opposition au rapprochement avec les Catholiques rejette totalement tous les dialogues œcuméniques, qualifiant l'œcuménisme de "pan-hérésie", et se réfère en particulier critiques du mouvement œcuménique par le théologien serbe saint Justin Popovic (1894-1979, canonisé en 2010), en les interprétants de façon extrême. Il s'agit de l'aile fondamentaliste de l'Orthodoxie (8) qui refuse de prendre en compte l'aggiornamento de la doctrine catholique après Vatican II (cf. partie 1 de notre analyse) et se place dans la situation dogmatique où se trouvaient les Catholiques auparavant. La majorité de ses représentants se trouvent en dehors du plérôme orthodoxe représenté par les église canoniques: à côté de ces Églises reconnues et en communion entre-elles il existe en effet en effet une nébuleuse de communautés fondamentalistes ou intégristes, qui vont des mouvements vétéro-calendaristes en Grèce, Bulgarie, Roumanie au VCO ("Véritables Croyants Orthodoxes") en Russie, Serbie et en Occident, auxquels se rattachent certaines Église "nationales" dissidentes (Macédoine, Monténégro…) et qui ont leurs propres hiérarchies épiscopales (cf. note 4 ci-dessus).

(8) Cf. http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/Le-fondamentalisme-orthodoxe_a4176.html

Ces groupes sont actuellement très minoritaires mais leur influence semble grandir avec le développement des dialogues œcuméniques et les progrès du rapprochement avec le Catholicisme. Il faut alors bien se rendre compte que, si ces avancées sont reçues favorablement par les représentants officiels et les dirigeants des principales Églises, dont les réactions sont les plus médiatisées et créent une fausse impression d'unanimité, une partie importante de la base des Église ne suit pas et on peut même parler d'une fracture entre cette Église priante et l'Église savante qui prétend s'exprimer en son nom.

Les représentants de cette tendance sont clairement minoritaires actuellement, mais le refus du document sur les relations avec le reste du monde chrétien par le synode géorgien, comme les retrait des Églises géorgienne et bulgare du COE constituent autant de signes inquiétants de leur montée en puissance, de même que les débats qui semblent secouer d'autres Églises comme celles de Grèce et de Chypre à propos de la préparation du conciles panorthodoxe...

Le patriarche de Constantinople Bartholomée et le métropolite Jean de Pergame, son adjoint en matière de politique extérieure qui est le principal artisan de la politique de rapprochement avec Rome, avaient évoqué un risque de schisme au sein de l’Église orthodoxe en 2009, lors de la parution d'une «Confession de foi contre l’œcuménisme» qui avait recueilli des signatures éminentes. Parlant des réactions en Russie après la rencontre de Cuba, le père protodiacre André Kouraev, publiciste orthodoxe très connu en Russie, déclare "quelques clercs vont peut-être rompre avec l'Église; ils seront probablement peu nombreux et leur départ passera inaperçu. Nous somme loin d'un schisme véritable…" (http://www.portal-credo.ru/site/?act=news&id=118743) et cette analyse me semble valable pour l'ensemble de l'Orthodoxie, même si les débats lors du Concile panorthodoxe en juin risquent d'être très animés…

C'est donc un grand défi qui est ainsi posé à nos Églises et il faudra beaucoup de pédagogie pour parvenir à le surmonter. Et conclurai cette partie de mon analyse en citant le théologien orthodoxe français JF. Colosimo: "comment une entreprise œcuménique finit-elle par déboucher sur une fracture intra-confessionnelle? Nul doute qu’il y a là un mystère à méditer. Mais s’étonnera-t-on que, in fine, le Saint–Esprit se révèle une fois de plus le champion de l’antisystème ?" (9)

(9) Bloc-notes de Jean-François Colosimo, lundi 26 novembre 2007, "Regard orthodoxe sur l’actualité".

A suivre: dans mon prochain article je me propose d'analyser en détail la position de l'Église russe qui se retrouve en pointe dans ce débat après la rencontre de Cuba.

Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 3 Mars 2016 à 09:36 | 7 commentaires | Permalien



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