André Zoubov, "Ne pas oublier notre vécu?"
André Zoubov, professeur à l’Institut des relations Internationales de Moscou-MGIMO,

à propos du livre de l’archiprêtre Georges Mitrofanov : «La tragédie de la Russie : les sujets interdits de l’Histoire du XXe siècle»

Y a-t-il des thèmes tabous pour un historien ? Certainement pas. La science ne connait pas d’interdits. Elle n’a qu’une seule raison d'être – tendre vers la vérité en tout. C’est justement pour cette raison que l’archiprêtre, Georges Mitrofanov, lui-même historien, a mis le mot, interdits, entre guillemets, dans le titre de son nouveau livre. Car l’Histoire, en principe, ne doit se soumettre à aucun interdit, même si ces prohibitions ont existé pendant une longue période.

Pendant toute la période communiste, il était impensable de traiter de la terreur rouge et des programmes politiques des gouvernements "Blancs", de la famine des années 1922-1923, de même il était impossible de parler de l’extermination de presque tout le tissus social de l’Eglise, autant le clergé que les fidèles en 1937-1943. Pas question de rappeler le recensement de janvier 1937 et les annexes secrètes au pacte germano-soviétique du 23 août 1939. Il était impossible de parler des ouvriers de Novo-Tcherkassy mitraillés en juin 1962 et de la déportation de peuples entiers dans les années 1943-1945. Il n’était pas question d’écrire un seul mot au sujet des excès commis pâr l’armée rouge en Europe orientale en 1944-1945 et au sujet des déplacements forcés de dizaines de milliers d’Allemands, de Finnois et de Roumains d’Europe orientale vers l’URSS en 1946-1947. Il n’était pas question d’analyser ne fût-ce qu'un seul mot de la Déclaration de Prague promulguée par le Comité de libération des peuples de Russie en 1944, ou les décision du congrès mondial de l’émigration en 1926. Nous avons été forcés d’oublier beaucoup de monde – Krasnov, écrivain et chef de guerre; le général André Vlassov, le général Kornilov, l’écrivain Vladimir Nabokov, le philosophe Ivan Iliine, le théologien Serge Boulgakov, le poète Georges Ivanov, le peintre Boris Grigoriev.

C’était l’époque de l’idéologie totalitaire , lorsque les anciens du politburo et « les camarades en épaulettes » décidaient à notre place, depuis la Loubianka, ce que nous devions savoir, en quoi nous devions croire et ce que nous devions lire. Ces temps sont, grâce à Dieu, depuis longtemps révolus. Il n’y a plus de thèmes interdits en Histoire, bien que de nombreux tomes de documents d’archives de l’ère soviétique sont inaccessibles jusqu’à ce jour, laissant les historiens se perdre en conjonctures et parfois se tromper. Les archives de l’époque soviétique sont tenues secrètes pour la seule raison d’éviter que la vérité mise au jour ne déshonore pas l’Etat communiste, ses dirigeants et autres « exécutants ». Nous pourrions croire que pour la Russie libre actuelle, ces personnages sombres et souvent sanguinaires, n’importent plus ; pourquoi protéger leur mémoire ? Mais non, ils sont sous la protection du gouvernement et ceci encore plus qu’il y a quinze années . Et cette protection est due au fait que le gouvernement actuel se déclare le successeur en droit de l’URSS bolchévique, et non de cette Russie historique qui fut anéantie durant les cinq années de guerre civile de 1917 à 1922. Et c’est justement parce que le gouvernement actuel se reconnaît dans l’ère communiste, que ces décennies sont protégée d’un excès de dénigrement. Voilà pourquoi sont conservés sous le sceau du secret beaucoup de dossiers et voilà aussi pourquoi la mention de nombreux faits de l’Histoire de notre peuple au XXè siècle, même si elle n'est plus interdite, reste indésirable.

C’est contre cela que s’élève le Père Georges Mitrofanov.

Il s’y oppose en tant que prêtre et en tant que chrétien. Par son ministère quotidien de prêtre, il sait parfaitement combien se révèlent destructrices pour l’homme, les péchés cachés et non confessés, que nous nous sommes efforcés d’oublier, les péchés dont nous nous sommes justifiés, en nous trouvant des excuses, comme s’il ne s’agissait pas de péché. Ce n’est qu’un repentir vrai, accompagné de larmes, qui guérit notre âme et notre volonté, ce n’est qu’un regard sincère sur notre passé, en éclairant une à une nos tâches sombres, qui permet au pécheur de transfigurer son intelligence et de rentrer à nouveau dans l’Eglise pour redevenir un membre du Corps du Christ.
Le livre du Père Georges Mitrofanov, est l’analyse d’un guide spirituel, qui pénètre de son regard l’Histoire récente du peuple russe comme il analyse le sens de sa propre vie.
Le Père Georges pose une question primordiale. La question d’un prêtre et d’un citoyen – Avec qui sommes-nous ? De quoi sommes-nous les continuateurs – de l’Histoire millénaire de la Russie, avec ses péchés et ses faiblesses, pays chrétien orthodoxe, depuis sa fondation, ou bien sommes-nous les continuateurs de l’URSS, Etat communiste athée aux fondements pervers ?
Nous ne pouvons pas être à la fois les continuateurs de l’un comme de l’autre. La pensée qu’il soit possible de servir à la fois Dieu et Satan – est un leurre spirituel et une erreur fatale. Hélas il faut admettre avec amertume que le gouvernement russe d’aujourd’hui se déclare continuateur de jure de l’URSS. Et en fait, il se tient à ce choix en conservant les statues des bolcheviques sur les places et leurs noms sur les rues, en veillant à leur honneur au prix de la dissimulation de l’histoire nationale, en fêtant au plus haut niveau le jubilée du Komsomol, des VTchK-NKVD-KGB et autres non moins horribles associations criminelles et athées.

Mais le peuple, avec qui se sent-il lié ?

Le peuple s’est-il libéré de la bassesse de ce « péché » dédaigner et conspuer son propre pays ? L’ère soviétique d’une lutte active anti russe est révolue, c’était le temps où par la volonté d’un pouvoir réellement satanique des milliers d’icônes étaient brûlées, d’anciennes cloches étaient brisées, des monastères et des églises étaient vandalisés et dynamités, les tableaux les plus précieux, d’anciens évangiles manuscrits et des chefs d’œuvres d’orfèvrerie étaient vendus aux Etats Unis et en Grand Bretagne ; mais le plus terrible était que l’Etat torturait et tuait les meilleurs parmi les Russes – les prêtres et les penseurs, les juges honnêtes, les agriculteurs laborieux, les militaires loyaux à leur serment et les fonctionnaires zélés. Ces temps effrayants sont révolus, mais une amnésie leur succède. Aujourd’hui, le peuple russe ne souhaite pas connaître son passé, il ne veut pas se souvenir des actions de ses pères et de ses aïeux. Nous nous bouchons les oreilles et fermons les yeux pour oublier les péchés de nos pères, et en faisant cela nous transformons de leurs péchés les notres. Nous ne réparons pas les conséquences de leurs actions funestes pour la Nation, mais nous nous solidarisons avec les péchés de nos ascendants en les justifiant ou en les taisant.
Pourquoi, le président Boris Eltsine, véritable porte-parole de la volonté populaire, devenu anticommuniste et disposant du plus grand pouvoir en Russie, pourquoi ne s’est-il pas décidé à rompre cette relation directe avec l’URSS bolchevique ? Pourquoi n’a-t-il pas déclaré hors la loi le parti et l’idéologie communiste, pourquoi n’a-t-il pas éliminé le KGB et n’a-t-il pas créé avec des hommes nouveaux un nouveau service de sécurité nationale pour la nouvelle Russie ? Le Père Georges pense que la cause de cette inconséquence est dans sa faiblesse et de son abjuration. Car il ne s’agit pas de sa trahison envers ses serments communistes, mais envers ses Pères et ses aïeux – les paysans russes dépossédés et détruits par les communistes. « En décidant de se réaliser dans la nomenclature du parti, Eltsine a certainement passé par pertes et profits la tragédie de sa famille et celle de millions de paysans russes offerts en victimes au régime totalitaire communiste. C’est ainsi que beaucoup de nos contemporains ont foulé aux pieds la mémoire de leurs pères » (p.179-180).
Le père Georges Mitrofanov pose la question suivante (p234) :
« Pouvons-nous des ruines de l’URSS faire un bond en arrière dans la Sainte Russie ? » et résolument, il répond « non ». Il est prêtre, et il sait que sans repentir il n’y a pas de renaissance. « Le présent ne naît pas uniquement du passé lointain, mais aussi du passé proche » Nous ne sommes pas les otages du passé lointain. L’ancienne Russie est morte – cela l’auteur le répète plus d’une fois. Mais le passé proche soviétique est encore bien vivant, et de la façon dont nous allons comporter par rapport à lui, ce que nous en prendrons et ce que nous en rejetterons – de cela dépend le destin de la nouvelle Russie.

C’est l’analyse sensée d’un historien compétant, d’un prêtre expérimenté, traçant pour nous un chemin de conduite morale du passé vers le futur.


Rédigé par Nikita Krivochéine le 15 Juin 2009 à 17:48 | 4 commentaires | Permalien



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