Père Hildo Bos: Aux côtés de Nicolas Ossorguine
Ce texte a été publié dans " LES NOUVELLES DE SAINT SERGE" № 38, voir P.J. en fin de publication
IN MEMORIAM NICOLAS OSSORGUINE /1924 - 2014/

L'essence de la musique liturgique? L'exemple d'un enseignement vivant: "Aux côtés de Nicolas Michaïlovitch Ossorguine" par le père Hildo Bos

La ville de Paris connaît beaucoup de lieux saints. Certains attirent des foules de pèlerins, d’autres sont moins connus. Parmi ces derniers je compte le kliros (1) de l’église Saint-Serge. Il ne s’agit pas du lieu de quelque miracle ou martyre. Il n’est pas lié à la vie d’une seule personne non plus. C’est un dépositoire de la tradition millénaire de la prière monastique orthodoxe, un maillon dans cette tradition, un lieu composé des efforts et des prières collectives de personnes innombrables.

C’est un lieu en quelque sorte invisible, composé d’éléments précieux, visibles uniquement pour ceux qui connaissent leur lien mutuel, leur fonctionnement pour la gloire de Dieu. Plus encore : ceux qui le connaissent, en reconnaissent les fruits dans des églises du monde entier, dans les œuvres de grands théologiens, dans des mélodies, dans un certaine attitude de vie que je qualifierai de liturgique. J’ai eu la chance et le privilège de partager la vie de ce lieu saint pendant plusieurs années aux côtés de son gardien, Nicolas Mikhaïlovich Ossorguine.

Père Hildo Bos: Aux côtés de Nicolas Ossorguine
Le kliros dont Mr. Ossorguine était le gardien n’était pas sa propre création. C’était une œuvre commune créé par plusieurs générations de représentants de l’émigration russe. Nous en trouvons une préfiguration, par exemple, chez le p. Cyprien /Kern/ dans son recueil d’études liturgiques « Observez les lis des champs » (1925, en russe), où il décrit sa vie dans le monastère sainte-Parascève en Serbie, où s’étaient refugiés de nombreux moines russes :

« En traversant le seuil de l’église, devant moi s’ouvrait une scène que je ne puis décrire autrement qu’un fragment du Prologue ou un récit merveilleux des Vies des saints… (…) Deux veilleuses scintillent devant les icones du Christ et de la Mère de Dieu. Il fait noir dans l’église, seulement au kliros on voit quelques cierges dans les mains des chantres. Quelque part on voit des figures se prosterner en taches grises : les habitants des villages voisins. La voix aigue, un petit moine lit un cathisme ; les fins des versets retentissent sourdement dans l’église. (…) J’entends la voix traînante du canonarque, le chant articulé et traditionnel du chœur, les prosternations, la lumière capricieuse des veilleuses. (…) Tôt le matin, avant le lever du soleil, je quitte ma cabane pour aller aux matines à travers la rosée du matin. D’un pas penché, un hiéromoine s’approche du clocher et appelle la communauté monastique à l’église par des coups réguliers. Des ombres noires s’approchent, s’inclinent à gauche, à droite puis vers l’hiérarque déjà présent (3) , et se dirigent vers les chœurs. (…) Et souvent pendant mon séjour au monastère, arrivant à l’église avant l’office ou y restant après l’office, j’observais comment l’hiérarque se tenait sur le kliros, les yeux plissés et son klobouk en avant, en étudiant et en passant longuement de main en main ces gros livres aux reliures jaunes. Ses petits doigts tournaient les pages d’un papier solide et frémissant, ses yeux parcouraient les lignes écrites en noir et en rouge. Longuement, savourant le style et l’imagerie de ces mots, il regardait ces lignes lues et chantées tant de fois, faisant passer de main en main ces quantités de pierres précieuses. »

C’est exactement cette image que j’ai trouvée en traversant le seuil de l’église saint-Serge pour la première fois en 1992. Nombreux sont ceux qui reconnaitront cette description d’un kliros orthodoxe. Non pas de par son aspect esthétique, mais son l’attitude envers l’office divin. A Saint-Serge je trouvais un kliros bâti petit à petit par des grandes figures spirituelles comme le p. Cyprien et bien d’autres (comme le premier inspecteur, Mgr Benjamin Fedchenkoff (4) et bien entendu Michel Ossorguine, le père de Nicolas). Un kliros qui s’inscrit dans la grande tradition du monachisme oriental, toutes les nationalités et langues confondues (5) . Que ce soit au mont Athos, au Liban, à Solan ou en Russie, je me sens toujours « chez moi » sur un kliros, et je trouve toujours un langage commun avec ceux qui ont eu, comme moi, la joie de goûter à la vie liturgique.

Lire aussi Emilie Van Taack: A la mémoire de Nicolas Ossorguine, 40-e jour de son rappel à Dieu

Père Hildo Bos: Aux côtés de Nicolas Ossorguine
A Saint-Serge je trouvais une attitude envers l’office que je ne connaissais pas et que j’ai néanmoins toute de suite reconnue comme authentique, comme vraie. Paradoxalement, le chant et les lectures étaient dépourvus de sentimentalité et pourtant bouleversants, dépourvus d’esthétisme et pourtant d’une beauté inouïe. La lecture et le chant ne servaient ni le talent du compositeur, ni les capacités vocales des chantres, mais une réalité éternelle inexprimable, exprimée néanmoins par la poésie sacrée. Je voyais comment l’office pouvait devenir transparent à la réalité éternelle du Royaume de Dieu, sans aucune exaltation. C’était une attitude qui ne cessait de m’attirer et qui finit par un séjour de quatre années d’études (1995-1999) durant lesquelles j’assistai quasi quotidiennement aux offices dirigés par Mr. Ossorguine. Depuis, j’y suis retourné maintes fois pour la première semaine du Carême, pour Pâques, pour la fête paroissiale. Le kliros de Saint-Serge est devenu ma patrie spirituelle.

Les débuts n’étaient pourtant pas faciles.

Comme chanteur de paroisse et connaissant déjà le slavon de l’église, je me croyais tout à fait compétent et commençai avec enthousiasme – pour d’abord désapprendre ce que je croyais savoir. Un vibrato excessif, une lecture imprécise, un dièse mal placé – tout cela pouvait mériter un petit coup de coude dans le ventre. Ça me concernait directement car, premier ténor comme Mr. Ossorguine, d’habitude je me situais directement derrière lui. La première fois je quittai le chœur tout fâché, pour y revenir quelques jours plus tard (leçon d’humilité). Commençait alors un lent processus d’apprentissage. Une fois que j’avais accepté de redevenir apprenti, Mr Ossorguine et les autres chantres commençaient ma formation. Il fallait chanter et lire à partir de vieux livres, parfois couverts de tâches de cire (ce qui m’apprit le respect pour les livres liturgiques comme des objets précieux, voir la citation du père Cyprien). J’apprenais à chanter des textes sans marques de séparation (ce qui me forçait de faire attention au texte). J’apprenais à chanter la voix qui manquait (1er ténor, 2e, baryton, selon le besoin) à la hauteur qui convenait aux chantres présents, me libérant ainsi de l’esclavage des parties musicales écrites et du diapason. J’apprenais à chanter à partir de partitions à l’unisson (comme les partitions grégoriennes), me forçant à écouter les autres chantres et à devenir un avec eux. Avant tout, j’apprenais un chant dispassionnel, c’est-à-dire libre des passions dans la grande tradition de la apatheia hésychaste. Un chant simple qui essaye de « glorifier Dieu d’un cœur pur », sans y ajouter des passions sentimentales.

Voyant l’application de ses élèves, Mr. Ossorguine leur sortait à son tour les pierres précieuses du trésor liturgique. Quel honneur d’être invité à lire un cathisme, l’hexapsaume, un canon ! En plein milieu d’un chant, il pouvait nous chuchoter un commentaire : « regarde, quelle profondeur ! ». Ou : « est-ce tu vois le lien avec l’office du Samedi saint ? ». Tout en étant très attaché à la langue slavonne – entre autre à cause de la cohérence entre les livres liturgiques, par exemple entre le texte d’un psaume et celui d’un prokiménon – Mr. Ossorguine « récompensait » également les étudiants non russophones qui participaient à l’office en introduisant de plus en plus le français. Il le faisait avec la même attention qu’il portait aux textes en slavon, sélectionnant les meilleures traductions (il aimait particulièrement la traduction du Triode du Carême de Jacques Touraille). Il aimait nous expliquer qu’en français « un hymne » est un chant militaire et « une hymne » un chant religieux. Il aimait sa culture russe mais ne s’y limitait pas. Il était complètement libre des petites croyances russes, qu’il appelait « pieuses âneries » (благоглупости) ; il était avant tout chrétien. Un jour il me tendit la main à travers le seuil (ce qui pour certains russes porte malheur). Voyant mon étonnement, il me dit tranquillement « Je suis chrétien, donc je ne suis pas superstitieux ».

Ceux qui le désiraient étaient initiés petit à petit à vivre dans l’univers qui se cache entre les pages des livres liturgiques. Bien entendu, c’était l’univers éternel des saints et des événements sacrés auxquelles ils sont dédiés. Mais c’était aussi la vie humaine de ceux qui avaient prié à cet endroit avant nous, la vie du kliros de saint-Serge. Dans le Triode de Carême se trouvait un petit papier avec la répartition de la lecture des parémies du Samedi saint des années 40, avec les noms d’Alexandre Schmemann, de Jean Meyendorff, de Boris Bobrinskoy... En marge des Menées, on trouvait des petites observations en crayon : jour de décès d’un tel, fête onomastique d’un tel. Puis il y avait les textes soulignés, les signes d’exclamation, les corrections d’erreurs – autant de témoignages de génération après génération d’attention aimante pour les textes. J’oserai dire que les livres liturgiques de saint-Serge constituent ensemble un héritage unique, comme une chronique de la vie spirituelle et terrestre de l’Institut. Puis ils sont une source d’inspiration pour l’analyse des textes liturgiques. C’est d’ailleurs un ensemble très vulnérable, un héritage à la fois matériel et immatériel, tant qu’il dépend de l’appréciation de ces porteurs.


Père Hildo Bos: Aux côtés de Nicolas Ossorguine
Par Mr. Ossorguine, nous apprenions aussi les liens entre les personnes, les textes et le kliros.

Avec émotion, par exemple, je chante chaque année le dernier stichère du lucernaire des vêpres du Mardi saint (6) , sachant que ce chant touchait tant Antoine Kartachov qu’il demanda de le chanter à son enterrement. A ceux qui lisaient trop fort, il racontait comment le père Serge Boulgakov s’indignait devant les lectures criardes. Il avait une mémoire inépuisable pour les étudiants et les professeurs du passé. Il les reconnaissait sur les photos et pouvait raconter des petites histoires sur chacun d’eux. Il se souvenait du saint Dimitri Klépinine et de son humour doux. Il se souvenait des deux moines russes, Avramios (Terechkevitch) et Isaakios (Vinogradoff), qui dans son enfance lui avaient raconté les grandes histoires de la Bible (« Ah, le déluge… »). Il se souvenait comment avant la guerre, les moines habitaient en face de l’entrée au 93 rue de Crimée dans une maison appelée ironiquement « la demeure du héron » (psaume 103,17). Comme ça, nous entrions dans la vie de ce lieu saint, lieu concret mais ouvert sur l’éternité, lieu personnel pour chacun mais partagé avec des centaines d’autres personnes. Parmi eux se trouve le père Alexandre Schmemann, dont les journaux sont pleins d’allusions aux personnes, aux livres et aux chants de Saint-Serge, allusions dont certains sont claires uniquement pour ceux qui ont vécu sur ce même kliros (7) .

N’oublions pas combien l’Eglise doit à ce kliros. Comment le père Alexandre aurait-il pu développer sa théologie liturgique, écrire des merveilles comme « Le Grand carême », s’il n’avait pas été baigné dans les offices liturgiques de Saint-Serge ? N’oublions pas combien de générations de prêtres, de théologiens, de chantres et de fidèles ont pu se nourrir des offices complets, emportant avec eux une attitude liturgique, des mélodies, des harmonies dans le monde entier ! (8) Nous étions nombreux à nous retrouver, les enfants de ce lieu saint, lors des funérailles de Mr. Ossorguine. Presque sans parler, tout naturellement, chacun repris alors sa place, malgré les années et les distances qui nous séparent.

Il y a encore un aspect des livres liturgiques que je voudrais souligner ici : les livres comme source de musique. Dans la plupart des églises orthodoxes, la lecture et le chant fonctionnent comme deux disciplines différentes. Les lecteurs se servent de lutrins et de livres, les chantres de pupitres et de partitions. Les lecteurs se tiennent face à l’autel, les chefs de chœur dans le sens inverse. Les lecteurs se tiennent sur le kliros, les chantres parfois sur un balcon (lieu de prière des nobles dans la tradition byzantine). Dans la « hiérarchie des valeurs » (pour reprendre une expression du p. Basile Zenkovsky) du chant viennent souvent d’abord la beauté musicale, ensuite la technique vocale et finalement l’office. A Saint-Serge, c’était différent. Le kliros était à la fois lieu de chant et lieu de lecture (comme prévu dans le typicon). Lecteurs et chantres se servaient des mêmes livres sur les mêmes lutrins (j’ai toujours vécu l’arrivée occasionnel de pupitres sur ce kliros comme une dissonante). Le chef de chœur ne se trouvait pas devant les chantres, mais au milieu d’eux. La hiérarchie des valeurs était différente : avant tout venait la prière liturgique, ensuite le sens de l’office, puis les mélodies prévue par l’office.

L’essentiel pour Mr. Ossorguine n’était pas la musique, mais l’office.

Au lieu d’y imposer des mélodies composées par des compositeurs, Mr. Ossorguine s’efforçait de faire sonner ce que les auteurs et éditeurs du texte avaient prévu. Or souvent ce n’est pas par hasard qu’un ton précis ou une mélodie précise sont indiqués dans les livres. Mr. Ossorguine les faisait sonner, en préservait ainsi le tissu, la transparence de l’office (9). Ainsi nous chantions les vigiles et les offices quotidiens sans aucune partition ; pour une Liturgie il suffisait de deux-trois partitions. Et quand même, quelle beauté musicale on trouvait dans le chant de ces textes « tout simples » comme le canon des matines du Grand carême ou le polyéleos ! La beauté de la chorale Saint-Serge, qui a ému des milliers de personnes dans toute l’Europe (10) , n’était pas celle d’une chorale de concerts. Les concerts ne faisaient que témoigner de la réalité liturgique de l’institut.

Père Hildo Bos: Aux côtés de Nicolas Ossorguine
On ne peut pas dire d’ailleurs qu’il n’y avait pas de place pour la créativité musicale. La chorale de saint-Serge possède un trésor de compositions, à la fois originales et traditionnelles, des mélodies majestueuses au service du Seigneur. Il y a des harmonisations du grand compositeur Glazounov, mais surtout des compositions de trois générations d’Ossorguines, souvent inspirés de Kastalsky. Soigneusement écrites à la main, ces partitions indiquent parfois leur lieu d’origine : « 1928, voyage en Allemagne », etc. Très peu de ces partitions ont été publiées ou transcrites en français.

Il ne sera pas juste non plus de conclure que Mr. Ossorguine était un conservateur obstiné. Certes, il aimait les livres et les habitudes de Saint-Serge. Mais ce n’était pas en tant que tels mais comme des signes de quelque chose d’éternel. C’était un conservatisme d’amour, sans idéologie. Il aimait d’ailleurs beaucoup la technologie moderne, comme le GPS dont il était le premier utilisateur que j’ai connu. Il n’était non plus un « pharisien » du typicon, de la lettre de l’ordo liturgique. Ayant intégré jusqu’à son essence la logique du typicon, il savait faire vivre cette logique comme un chef d’orchestre sait faire sonner ses musiciens. Si l’ordo met en valeur un texte – en indiquant de le chanter au milieu de l’église, par exemple – il le faisait. Si un texte réfère à un autre texte – comme le font par exemple, les textes de l’avant-fête de Noël et la Théophanie vis-à-vis du Samedi saint – il s’assurait de les chanter de la même façon. S’il fallait abréger l’office, il le faisait d’une manière intelligente, préservant les éléments clefs de sa structure. Comme le remarquait Mgr Job lors des obsèques de Mr. Ossorguine, il prenait toujours soin de trouver une date alternative pour fêter la mémoire des saints dont la fête était supprimée à cause de coïncidence avec d’autres cycles liturgiques.

Un autre signe de son ouverture d’esprit était son attitude envers le calendrier pascal.


Tout en restant fidèle au calendrier de l’Eglise, sa propre conviction était que le seul calendrier pascal correct est celui qui correspond au sens original des canons de Nicée, c’est à dire celui qui correspond aux phénomènes cosmiques de l’équinoxe de printemps et de la pleine lune. Il ne manquait pas l’occasion pour nous indiquer la pleine lune autour de « Pâques catholique » ou de rappeler comment dans la vie de sainte Marie l’égyptienne la pleine lune illumine le Jourdain quand Zosime lui apporte le Communion le Jeudi saint.

Mr. Ossorguine ne pouvait pas être un conservateur. Un conservateur désire vivre dans le passé ; or Mr. Ossorguine ne voulait vivre dans le passé, mais dans l’éternel présent. Il vivait dans l’éternel « maintenant » que nous chantons dans les hymnes liturgiques, dans le Royaume de Celui qui s’appelle « Je suis ». Quand en 2001 je lui écrit un message pour lui souhaiter la bonne année, sa réponse fut la suivante :

« Vivant auprès de l’église et participant quotidiennement aux offices liturgiques, je ne sais pas très bien à quoi correspond cette « nouvelle année ». Quand j’aurais dignement terminé cette vie, je le comprendrai peut-être. »

Cette remarque était plus qu’une plaisanterie. Ceux qui ont prié et chanté avec Mr. Ossorguine savent à quel point il était réellement « chez lui » dans le Royaume de Cieux et avec ses habitants. D’une manière, d’ailleurs, tout a fait familière ! Un matin, sortant de l’église avec lui après les matines, je disais comment il était bon de pouvoir féliciter les saints du jour avec leur fête en chantant leur office dans les ménées. Il rajoutait : « plus que ça – on peut boire un bon verre avec eux et leur raconter une bonne blague » ! C’était dit sans moquerie ; les saints étaient simplement ses amis, leur Royaume était sa maison et cela incluait même l’humour, un humour toujours léger et jamais blasphématoire. Je me souviens comment, quand – comme ça arrive dans l’hymnographie byzantine – les textes opposaient les « fidèles » aux « impies », il pouvait parfois discrètement désigner la chorale du doigt pour la première catégorie et… le clergé pour la deuxième. Pour la première semaine du Carême, il savait trouver une édition du Triode où un mot du Grand canon était coupé en fin de ligne d’une telle manière que le mot « Koliasia », son surnom, apparaissait.

Ces plaisanteries ne faisaient que montrer à quel point il était chez lui dans la maison de son Père céleste. Mais il n’oublia jamais que c’était la maison de Dieu, et pas la sienne. Avec une profonde piété il suivait le Seigneur dans sa Passion pendant la semaine sainte. Il vivait pour et par le mystère de la mort et de la Résurrection du Seigneur. Il respirait de façon intime et profonde la descente de Seigneur au tombeau, son « sommeil entre les morts » du Samedi saint. Dans cela, d’ailleurs, il ne faisait qu’exprimer une valeur permanente du kliros de Saint-Serge : nous trouvons ce même amour pour le Samedi saint chez bien d’autres personnes qui y ont vécus. Sa lecture chantante de la prophétie d’Ezéchiel aux matines du Samedi saint restera dans nos cœurs pour toujours. Personne qui a chanté avec Mr. Ossorguine n’oubliera la joie avec laquelle il vivait la victoire de la vie sur la mort. Quand, à la fin ses funérailles, nous avons entamés les chants du Samedi saint, c’était comme si il chantait avec nous. Lors de sa mort, nous fêtions la victoire sur la mort.

Je pense que mes études à Saint-Serge ont été fructueuses avant tout grâce au lieu étroit entre la théologie théorique (en bas, dans les salles de cours) et la théologie pratique (en haut à l’église). Dans les deux cas, il s’agissait de l’héritage patristique ; dans les deux cas, les thèmes principaux étaient l’incarnation du Verbe, l’œuvre salutaire du Christ, sa victoire sur le péché et la mort et la divinisation de l’homme. Le kliros était une deuxième chaire d’enseignement de théologie, ce qui d’ailleurs est une tradition ancienne. Comme l’écrit le père Cyprien (Kern) dans « Observez les lis des champs »,

« Les byzantins et les habitants de la Russie ancienne (…) puisaient tout – leur culture spirituelle comme leur érudition théologique – à l’église, lors des offices, dans la théologie liturgique comme l’expérience vivante de l’Eglise. A l’époque il n’y avait pas de séminaires, des académies ou des facultés de théologie. Les moines et fidèles pieux puisaient l’eau vive de la connaissance divine dans les stichères, les canons, les cathismes poétiques, le Prologue et les vies des saints. Le kliros et l’ambon de l’église leur servaient de chaire d’enseignement ».

Père Hildo Bos: Aux côtés de Nicolas Ossorguine
Ce lien entre liturgie et théologie était là pour tous ceux qui souhaitaient le trouver, comme un trésor offert mais non imposé (les offices n’étaient plus obligatoires et certains étudiants et professeurs passaient à côté de cette vie liturgique). Je souhaite de tout cœur que ce lien sera préservé pour les étudiants futurs. Un institut de théologie orthodoxe sans offices liturgiques quotidiens perd l’un de ses poumons ; il devient alors une faculté comme les autres. N’oublions pas que à l’origine, au cœur des célèbres Semaines liturgiques se trouvaient les offices de la Semaine sainte à… l’église Saint-Serge. Sans kliros, que resterait-il de Saint-Serge comme haut lieu de la théologie liturgique ?

Malheureusement ce risque existe, et ceci comme un effet secondaire de l’attitude de vie de Nicolas Ossorguine. Je l’admire d’avoir su vivre à ce point entre le Royaume de Dieu et ce monde. Je l’admire pour sa capacité de vivre dans l’éternité. Mais personne n’a la vie éternelle, et finalement Mr. Ossorguine n’a pas formé de successeur. De nombreux chefs de chœur excellents sont passés entre ses mains, mais ce sont plutôt des musiciens, pas des liturgistes. De nombreux excellents liturgistes sont passés entre ses mains, mais ce ne sont pas des chefs de chœur. Personne n’incarne aujourd’hui tous les rôles qu’il a joués – pour la paroisse et l’institut, pour les offices en semaine et ceux des fêtes, pour le chant et la lecture, pour la formation, pour l’équilibre entre le sanctuaire et le kliros. Peut-être il est simplement impossible de succéder à Mr. Ossorguine, tellement son attachement à la colline et l’église Saint-Serge était total. Il y est né, il y a été formé, il y a succédé à son père, il y a vécu, il y est mort (11) .

Peut-être son engagement quotidien ne peut plus être de nos jours reproduit. Je note d’ailleurs avec gratitude et admiration le travail de son fidèle assistant Milan Radoulovich, ensemble avec entre autres Antoine Nivière (12) , pour maintenir l’héritage liturgique du kliros.

Une autre chose que je regrette est que Mr. Ossorguine n’ait pas su opérer un passage plus complet au français.

Dans le monde de sa jeunesse, il existait une unité organique entre les offices de l’institut (en semaine), ceux de la paroisse (week-ends et fêtes) et l’enseignement. Tout se passait en russe et en slavon. Aujourd’hui, avec une paroisse russophone et un institut francophone, cette unité est moins évidente. Je pense que c’est une richesse qu’à Saint-Serge on puisse former des prêtres, chantres et lecteurs pour les paroisses russophones en Europe occidentale. En même temps, on devrait pouvoir également y vivre la richesse de son héritage liturgique en français. Je souhaiterais que les lecteurs et chantres de Saint-Serge sachent reproduire la même richesse liturgique et musicale dans les deux langues (13) .

Ces regrets, néanmoins, n’enlèvent rien à ma gratitude d’avoir pu prier et chanter aux côtés de Mr. Ossorguine pendant tant d’années. Le jour de son enterrement j’ai enterré un maître mais aussi une expérience qui ne se répètera plus dans ma vie. Je porte le kliros de Saint-Serge et ses habitants dans mon cœur, dans l’espoir de les rejoindre « lorsqu’en sa gloire le Seigneur reviendra ». Merci, Seigneur, pour Nicolas Ossorguine. Mémoire éternelle.
.........................................

Notes:

1. Ce terme désigne à la fois les lieux où se tient la chorale (à droit et à gauche de l’église, devant l’iconostase) et l’activité qui s’y déroule (chant et lecture).
2. Littéralement : le chant « selon le typicon » (oustavnoïe), ce qui implique un chant selon les principes liturgiques.
3. Il s’agit du métropolite Antoine Khrapovitsky, le père spirituel du p. Cyprien.

4. Dans ses mémoires « Entre deux époques » (en russe) il écrit : « la vie des étudiants était organisé dans un esprit d’Eglise : présence obligatoire aux offices du matin, des soutanes, lecture de vies des saints aux repas – tout selon les règles de vie des moines ».

5. En signe de l’esprit pan-orthodoxe du kliros on y voyait par ailleurs aussi des livres liturgiques en grec, soigneusement gardés.

6. « Voici que le Seigneur te confie son talent, ô mon âme, reçois avec crainte ce don ; fais-le fructifier pour celui qui te l’a donné, aux pauvres distribue-le et tu auras le Seigneur pour ami, afin d’être à sa droite lorsqu’en sa gloire Il reviendra et d’entendre sa bienheureuse voix te dire : c’est bien, mon serviteur, entre dans la joie de ton Seigneur. Malgré mon égarement, Sauveur, rend-moi digne de cette joie » (traduction p. Denis Guillaume).

7. Pour en donner un seul exemple : le 20 avril 1973 il écrit : « C’est la veille du Samedi de Lazare. Je jour-là me rappelle toujours le p. Cyprien et Serge Mikhaïlovich Ossorguine » (le frère de Michel Mikhaïlovich, le père de Nicolas Ossorguine). Ceux qui ont connus l’intensité avec laquelle des offices préparant le Samedi de Lazare étaient vécus au kliros de Saint-Serge, savent exactement de quoi parle le père Alexandre.


8. Je mentionnerai par exemple Serge Romensky qui, peu avant sa mort, était encore en train de noter consciencieusement la manière de chanter le psaume 118 (« bienheureux les irréprochables sur la voie ») aux matines du Samedi saint afin de l’utiliser dans sa paroisse, ou Alexis Sokoloff , un ancien étudiant qui venait chaque année depuis la Californie pour retrouver les offices de Saint-Serge. Je me souviens avec émotion aussi d’Hélène-Delphine Weulersse, la future moniale Anastasia de Bussy), présence discrète sur le kliros pendant des années, qui exprima l’héritage qu’elle y avait trouvé dans son Psautier liturgique orthodoxe, paru en 2007.

9. Pour illustrer ce point, je voudrais partager une expérience personnelle. Jeune interprète, j’ai eu le privilège de traduire pour la mise en scène d’une opéra de Alfred Schnittke par le grand Boris Pokrovsky. Un jour, Schittke observait comment Pokrovsky mettait en scène la folie du personnage principal. Schittke demanda alors : « Tu fais tout comme je l’ai vu et vécu (il était passé par une hémorragie cérébrale). Comment tu savais ? ». Sur ce, Pokrovsky lui tendit la partition : « Regarde : tout est là ». Au lieu d’imposer sa propre lecture, Pokrovsky avait su se mettre au service au compositeur et était revenu à la source de l’œuvre. C’est exactement ce que Nicolas Ossorguine essayait de faire avec les textes liturgiques.

10. Mr. Ossorguine me raconta un évènement qui l’avait touché beaucoup. Lors d’un concert (aux Pays-Bas je crois), un homme s’approcha de lui et lui dit : « Aujourd’hui vous avez converti un mécréant ».


11. En signe de ce lien profond entre les Ossorguine et Saint-Serge on peut mentionner que dans le sanctuaire de l’église Saint-Serge, écrit sur l’arrière de l’iconostase, il y a un synodicon, une liste des défunts de la famille des Ossorguine.
12. L’auteur d’un admirable in memoriam sur Mr. Ossorguine.

13. Comme prêtre de paroisse j’ajouterai que Saint-Serge m’a servi d’excellente école d’ordo, mais qu’elle m’a donné assez peu en termes de pratique liturgique pastorale. J’ai suivi des cours magnifiques sur le théologie du baptême, mais je n’y ai jamais appris à baptiser…

Père Hildo Bos: Aux côtés de Nicolas Ossorguine
P.J. Les Nouvelles de Saint Serge (dernier numéro: n°38, pp 3-18) Le père Hildo Bos Amsterdam Diocèse orthodoxe russe en Belgique de La Haye et des Pays-Bas. (PM)
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Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 13 Août 2015 à 17:50 | 0 commentaire | Permalien



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