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Il n'y a pas que les crémations qui changent la relation à la mort en Russie comme en France
Parlons d'orthodoxie.
Le projet de loi sur la santé en cours d'examen en France pourrait comporter une interdiction des soins funéraires à domicile qui impliquerait donc la fermeture rapide du cercueil contraire à notre tradition orthodoxe. La veillée traditionnelle du corps d’un parent défunt chez soi jusqu’aux funérailles, cercueil ouvert, avec ou sans lecture du psautier, était encore très présente récemment en Russie, et la levée du corps donnait lieu à un certain cérémonial.
Mais, sans être officiellement interdite, cette pratique tend à disparaître (même si le cercueil peut rester ouvert plus longtemps, en particulier lors de la veillée à l'église) et l'on y constate la même volonté que chez nous d'oublier la mort. Dans le billet suivant, le journaliste russe Dmitri Sokolov-Mitritch se demande pourquoi nous avons si peur de nos morts et nous en apprend beaucoup sur la pratique russe traditionnelle qui tend à se perdre tout comme chez nous...
Photo: Cercueil dans un hall d’immeuble en Russie. Crédits : Damir Chavaleev
Parlons d'orthodoxie.
Le projet de loi sur la santé en cours d'examen en France pourrait comporter une interdiction des soins funéraires à domicile qui impliquerait donc la fermeture rapide du cercueil contraire à notre tradition orthodoxe. La veillée traditionnelle du corps d’un parent défunt chez soi jusqu’aux funérailles, cercueil ouvert, avec ou sans lecture du psautier, était encore très présente récemment en Russie, et la levée du corps donnait lieu à un certain cérémonial.
Mais, sans être officiellement interdite, cette pratique tend à disparaître (même si le cercueil peut rester ouvert plus longtemps, en particulier lors de la veillée à l'église) et l'on y constate la même volonté que chez nous d'oublier la mort. Dans le billet suivant, le journaliste russe Dmitri Sokolov-Mitritch se demande pourquoi nous avons si peur de nos morts et nous en apprend beaucoup sur la pratique russe traditionnelle qui tend à se perdre tout comme chez nous...
Photo: Cercueil dans un hall d’immeuble en Russie. Crédits : Damir Chavaleev
Intéressant, mais où est donc passée la mort, chez nous ?
Pourquoi n’entend-on plus les fanfares de funérailles dans les cours des immeubles? Où sont les couronnes de sapin dont on couvrait le chemin des défunts de leur appartement jusqu’au corbillard ? Pourquoi ne voit-on plus les visages alarmés des voisins : « Oh, qu’est-ce que c’est ? Guennadi Sergeevitch, de l’appartement 53 ?, mais je l’ai croisé pas plus tard que la semaine dernière ! »
C’est quand, la dernière fois que vous avez vu un enterrement digne de ce nom ? Les gens auraient-ils cessé de mourir ?
Non, mais c’est vrai, rien ne va plus dans cette affaire. Le « dernier voyage » s’est transformé en une vague procédure sanitaire. Les parents se rassemblent à la morgue, entrent dans une salle spéciale, se taisent pendant une demi-heure, soupirent un coup et laissent la place au cadavre suivant, qui a aussi droit à sa demi-heure. Une chance si le défunt était croyant : au moins, il repose à l’église. Mais sinon ? Direct au cimetière ! Un mort comme ça, ça ne s’appelle même pas un mort, juste le produit final de l’activité vitale. Aujourd’hui, personne même ne pense à la mort. Les gens vivent comme ils peuvent, meurent comme ils peuvent et tombent de haut quand quelqu’un vient à perdre la vie.
Photo: Veille funéraire au domicile
Pourquoi n’entend-on plus les fanfares de funérailles dans les cours des immeubles? Où sont les couronnes de sapin dont on couvrait le chemin des défunts de leur appartement jusqu’au corbillard ? Pourquoi ne voit-on plus les visages alarmés des voisins : « Oh, qu’est-ce que c’est ? Guennadi Sergeevitch, de l’appartement 53 ?, mais je l’ai croisé pas plus tard que la semaine dernière ! »
C’est quand, la dernière fois que vous avez vu un enterrement digne de ce nom ? Les gens auraient-ils cessé de mourir ?
Non, mais c’est vrai, rien ne va plus dans cette affaire. Le « dernier voyage » s’est transformé en une vague procédure sanitaire. Les parents se rassemblent à la morgue, entrent dans une salle spéciale, se taisent pendant une demi-heure, soupirent un coup et laissent la place au cadavre suivant, qui a aussi droit à sa demi-heure. Une chance si le défunt était croyant : au moins, il repose à l’église. Mais sinon ? Direct au cimetière ! Un mort comme ça, ça ne s’appelle même pas un mort, juste le produit final de l’activité vitale. Aujourd’hui, personne même ne pense à la mort. Les gens vivent comme ils peuvent, meurent comme ils peuvent et tombent de haut quand quelqu’un vient à perdre la vie.
Photo: Veille funéraire au domicile
On dit que dans certaines régions, les gens n’ont pas encore désappris à mourir correctement.
Mais étonnamment, plus l’influence de l’humanisme est forte, plus l’homme éprouve de terreur face à la mort, et plus décidément il en chasse tous les signes de sa vue. Les gens seraient prêts à payer n’importe quoi pour écarter la mort, la laisser hors de leur monde. Ne pas garder le défunt dans l’appartement, ne pas le laver soi-même, ne pas lire les Psaumes au-dessus de sa tête. Plus court est le chemin de la morgue au tombeau, mieux c’est. Même les immeubles dans lesquels nous vivons ne sont plus adaptés à la levée des corps. Il y a un an, dans notre immeuble, on a enterré un Arménien – ils savent encore le faire, euх. Mais la levée du corps depuis le hall d’entrée a pris des airs d’opération d’ingénieur des plus complexes – c’est tout juste s’il n’a pas fallu courir chercher une disqueuse.
Les deux dernières décennies ont vu se produire une totale émancipation des défunts. Ces derniers sont aujourd’hui dégagés de toutes les obligations posthumes, dont ils étaient surchargés encore très récemment. Ils n’obligent plus toute la cour de l’immeuble à exprimer ses condoléances aux parents et aux proches, et à se rappeler, du même coup, le nom de chacun des voisins. Ils n’enrichissent plus la conscience des adolescents des alentours de premières réflexions sur le sens de la vie, ni de la découverte de l’art de Frédéric Chopin. À peine quelqu’un meurt-il, qu’il cesse sur le champ d’avoir le moindre sens pour ceux qui l’entourent. Il suffit de trois jours avant les funérailles pour réunir toutes les autorisations nécessaires, commander et payer tous les services, acheter les couronnes et réserver le restaurant.
« Ici les anciens nous ont parlé d’une croyance populaire qui dit qu’on peut racheter tous ses péchés en lavant sept morts, m’a raconté un jour l’essayiste Andreï Rogozyanksi, qui a quitté Pétersbourg pour s’installer dans un trou perdu de la province de Kostroma. À première vue, ça a l’air barbare, mais en réalité, il y a là-dedans une montagne de bon sens. Rencontrer la mort vous procure tout un tas d’émotions. Autrefois, la vie de l’homme était organisée de telle façon que, même au quotidien, il était contraint de se rappeler toujours la finitude de l’existence terrestre. Il n’y avait pas là le moindre pessimisme – simplement, la mort était pensée comme un des éléments, et le contact permanent avec elle formait l’expérience de sa propre fin à venir. »
Aujourd’hui, les gens refusent sciemment cette expérience. C’est aussi étrange que de se priver, par exemple, de la possibilité de voir régulièrement la mer. C’est vrai – la mer, c’est grand et ça fait peur. Mais dans le même temps, c’est aussi très beau. Qu’y a-t-il de mieux que de s’asseoir sur la berge, écouter le ressac, discerner l’horizon, se mouiller les pieds.
Même en ce moment, alors que je termine de rédiger cette colonne, je n’arrive pas à me mettre dans la tête l’idée que la mort, ce n’est pas pour quelqu’un, quelque part. La mort, c’est pour moi. Et la morgue, l’autopsie, le stupide maquillage des cadavres, inventé pour que les défunts en fasse pas peur aux vivants avec leur tête de mort, toute cette triste mascarade que sont devenues nos funérailles… – tout cela sera valable pour chacun d’entre nous. Et pas «un jour…», mais peut-être demain. Ou même aujourd’hui.
Mais étonnamment, plus l’influence de l’humanisme est forte, plus l’homme éprouve de terreur face à la mort, et plus décidément il en chasse tous les signes de sa vue. Les gens seraient prêts à payer n’importe quoi pour écarter la mort, la laisser hors de leur monde. Ne pas garder le défunt dans l’appartement, ne pas le laver soi-même, ne pas lire les Psaumes au-dessus de sa tête. Plus court est le chemin de la morgue au tombeau, mieux c’est. Même les immeubles dans lesquels nous vivons ne sont plus adaptés à la levée des corps. Il y a un an, dans notre immeuble, on a enterré un Arménien – ils savent encore le faire, euх. Mais la levée du corps depuis le hall d’entrée a pris des airs d’opération d’ingénieur des plus complexes – c’est tout juste s’il n’a pas fallu courir chercher une disqueuse.
Les deux dernières décennies ont vu se produire une totale émancipation des défunts. Ces derniers sont aujourd’hui dégagés de toutes les obligations posthumes, dont ils étaient surchargés encore très récemment. Ils n’obligent plus toute la cour de l’immeuble à exprimer ses condoléances aux parents et aux proches, et à se rappeler, du même coup, le nom de chacun des voisins. Ils n’enrichissent plus la conscience des adolescents des alentours de premières réflexions sur le sens de la vie, ni de la découverte de l’art de Frédéric Chopin. À peine quelqu’un meurt-il, qu’il cesse sur le champ d’avoir le moindre sens pour ceux qui l’entourent. Il suffit de trois jours avant les funérailles pour réunir toutes les autorisations nécessaires, commander et payer tous les services, acheter les couronnes et réserver le restaurant.
« Ici les anciens nous ont parlé d’une croyance populaire qui dit qu’on peut racheter tous ses péchés en lavant sept morts, m’a raconté un jour l’essayiste Andreï Rogozyanksi, qui a quitté Pétersbourg pour s’installer dans un trou perdu de la province de Kostroma. À première vue, ça a l’air barbare, mais en réalité, il y a là-dedans une montagne de bon sens. Rencontrer la mort vous procure tout un tas d’émotions. Autrefois, la vie de l’homme était organisée de telle façon que, même au quotidien, il était contraint de se rappeler toujours la finitude de l’existence terrestre. Il n’y avait pas là le moindre pessimisme – simplement, la mort était pensée comme un des éléments, et le contact permanent avec elle formait l’expérience de sa propre fin à venir. »
Aujourd’hui, les gens refusent sciemment cette expérience. C’est aussi étrange que de se priver, par exemple, de la possibilité de voir régulièrement la mer. C’est vrai – la mer, c’est grand et ça fait peur. Mais dans le même temps, c’est aussi très beau. Qu’y a-t-il de mieux que de s’asseoir sur la berge, écouter le ressac, discerner l’horizon, se mouiller les pieds.
Même en ce moment, alors que je termine de rédiger cette colonne, je n’arrive pas à me mettre dans la tête l’idée que la mort, ce n’est pas pour quelqu’un, quelque part. La mort, c’est pour moi. Et la morgue, l’autopsie, le stupide maquillage des cadavres, inventé pour que les défunts en fasse pas peur aux vivants avec leur tête de mort, toute cette triste mascarade que sont devenues nos funérailles… – tout cela sera valable pour chacun d’entre nous. Et pas «un jour…», mais peut-être demain. Ou même aujourd’hui.
Photo: La famille descend le cercueil pour le conduire au corbillard puis au cimetière
Alors qu’autrefois, ces derniers trois jours de la vie du défunt avaient une signification immense. Il avait le temps d’apprendre à ses proches presque plus qu’au cours de toute sa vie passée. Car finalement, ce souhait des vivants de ne plus communiquer avec les morts, ce sont les vivants qui y perdent le plus.
« Ici, les anciens nous ont parlé d’une croyance populaire qui dit qu’on peut racheter tous ses péchés en lavant sept morts, m’a raconté un jour l’essayiste Andreï Rogozyanksi, qui a quitté Pétersbourg pour s’installer dans un trou perdu de la province de Kostroma. À première vue, ça a l’air barbare, mais en réalité, il y a là-dedans une montagne de bon sens. Rencontrer la mort vous procure tout un tas d’émotions. Autrefois, la vie de l’homme était organisée de telle façon que, même au quotidien, il était contraint de se rappeler toujours la finitude de l’existence terrestre. Il n’y avait pas là le moindre pessimisme – simplement, la mort était pensée comme un des éléments, et le contact permanent avec elle formait l’expérience de sa propre fin à venir. »
Aujourd’hui, les gens refusent sciemment cette expérience. C’est aussi étrange que de se priver, par exemple, de la possibilité de voir régulièrement la mer. C’est vrai – la mer, c’est grand et ça fait peur. Mais dans le même temps, c’est aussi très beau. Qu’y a-t-il de mieux que de s’asseoir sur la berge, écouter le ressac, discerner l’horizon, se mouiller les pieds.
Même en ce moment, alors que je termine de rédiger cette colonne, je n’arrive pas à me fourrer en tête l’idée que la mort, ce n’est pas à propos de quelqu’un, quelque part. La mort, c’est à propos de moi. Et la morgue, l’autopsie, le stupide maquillage des cadavres, inventé pour que les défunts n’effraient pas les vivants avec leur gueule de mort, toute cette triste mascarade en laquelle nous avons transformé nos funérailles… – tout cela sera d’actualité pour chacun d’entre nous. Et pas « à un moment », mais peut-être demain. Ou même aujourd’hui.
Vladimir Golovanow d'après lecourrierderussie
Alors qu’autrefois, ces derniers trois jours de la vie du défunt avaient une signification immense. Il avait le temps d’apprendre à ses proches presque plus qu’au cours de toute sa vie passée. Car finalement, ce souhait des vivants de ne plus communiquer avec les morts, ce sont les vivants qui y perdent le plus.
« Ici, les anciens nous ont parlé d’une croyance populaire qui dit qu’on peut racheter tous ses péchés en lavant sept morts, m’a raconté un jour l’essayiste Andreï Rogozyanksi, qui a quitté Pétersbourg pour s’installer dans un trou perdu de la province de Kostroma. À première vue, ça a l’air barbare, mais en réalité, il y a là-dedans une montagne de bon sens. Rencontrer la mort vous procure tout un tas d’émotions. Autrefois, la vie de l’homme était organisée de telle façon que, même au quotidien, il était contraint de se rappeler toujours la finitude de l’existence terrestre. Il n’y avait pas là le moindre pessimisme – simplement, la mort était pensée comme un des éléments, et le contact permanent avec elle formait l’expérience de sa propre fin à venir. »
Aujourd’hui, les gens refusent sciemment cette expérience. C’est aussi étrange que de se priver, par exemple, de la possibilité de voir régulièrement la mer. C’est vrai – la mer, c’est grand et ça fait peur. Mais dans le même temps, c’est aussi très beau. Qu’y a-t-il de mieux que de s’asseoir sur la berge, écouter le ressac, discerner l’horizon, se mouiller les pieds.
Même en ce moment, alors que je termine de rédiger cette colonne, je n’arrive pas à me fourrer en tête l’idée que la mort, ce n’est pas à propos de quelqu’un, quelque part. La mort, c’est à propos de moi. Et la morgue, l’autopsie, le stupide maquillage des cadavres, inventé pour que les défunts n’effraient pas les vivants avec leur gueule de mort, toute cette triste mascarade en laquelle nous avons transformé nos funérailles… – tout cela sera d’actualité pour chacun d’entre nous. Et pas « à un moment », mais peut-être demain. Ou même aujourd’hui.
Vladimir Golovanow d'après lecourrierderussie
Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 19 Novembre 2015 à 22:12
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