Oleg Kobtzeff: "L'affaire Pussy Riot, un simple chahut qui dégénère en intifada juridique et culturelle"
Le verdict est donc tombé. Deux ans. Deux ans de camp pour un chahut dans une église -- un concert spontané présenté comme une parodie d'office religieux -- un "Te Deum punk" . Incontestablement, la mesure est totalement disproportionnée, comme l'ont souligné les gouvernements de la France, des Etats-Unis, d'Allemagne, de la République Tchèque et d'autres chancelleries. Tout celà est-il un signe de régression démocratique en Russie? Pas si simple.

Il ne s'agit pas ici d'une affaire de "blasphème" comme lorsqu'un artiste -- Scorcese lançant son film La Dernière Tentation du Christ ou les caricaturistes déssinant le Prophète -- s'attaque aux croyants ou heurte leur sensibilité sur le plan des idées, des mots ou des images. C'est cela la liberté d'expression. Fort heureusement, comme dans l'affaire des caricatures, l'état a défendu cette liberté d'expression comme un des droits constitutionnels les plus fondamentaux et reconnus, n'en déplaise aux nostalgiques d'un état-censeur, une liberté d'expression reconnue par le droit international tel qu'il est compris par plusieurs documents et traités des Nations Unies et de plusieurs autres organisations inter-étatiques.

Il est vrai qu'en France comme dans n'importe quelle démocratie, occidentale, il y a aussi des limites quant à l'espace dans lequel peut s'exercer cette liberté d'expression. 'il est permis de coller une afiche politique sur un escpace publicitaire, la liberté d'expression ne peut s'interpréter comme le droit de taguer le mur d'une maison privée. Il existe une notion d'ordre public. Sting ou Madonna se sont fait les champions des soutiens de Pussy Riot. Imaginons qu'ils offrent un concert gratuit sur la place publique dans un endroit accessible à tous où la liberté d'expression peut et doit s'exercer pour tous, un endroit comme le Champ-de-Mars ou Central Park. Que diraient-ils si un militant de quelque cause humanitaire même fort honorable monte sans permission sur scène entre deux chansons et harangue la foule avec un mégaphone.
Au Louvre, un simple quidam qui a acheté un billet pour soi-même et un petit groupe d'amis, qui a beau être bardé de diplômes, bien connaître son sujet et rester le plus discret possible, s'il n'a pas une autorisation spéciale (extrêmement difficile à obtenir), risque de se faire éjecter manu militari par les gardes ou les guides attitrés s'il osait exprimer des commentaires trop savants et trop fréquents sur l'architecture, les oeuvres d'art ou l'histoire des lieux. On imagine alors ce qui se serait passé si le groupe Pussy Riot avait choisi la Galerie des Glaces pour offrir aux visiteurs du château leur Te Deum punk. Il suffit de se rappeler de la réaction musclée des forces de police chaque fois que Act'Up ou des militants écologistes ont eux aussi essayé de s'exprimer de façon spectaculaire sur des inquiétudes pourtant très légitimes.

Mais voilà, la France est une démocratie et jamais dans une véritable démocratie une peine aussi dure que deux années de détention n'aurait été infligée. Dans la Russie de Poutine, on ne badine pas avec l'ordre public. Aussi, deux ans dans un camp russe où les conditions sont encore dignes du Goulag est une mesure répressive particulièrement violente et disproportionnée par rapport à l'esprit des droits sur l'ordre public. Cette disproportion, soulignée par les diplomaties française, américaine, allemande et celle de l'Union Européenne, est en soi une violation des droits de l'homme tels qu'ils sont définis dans les textes du conseil de l'Europe, textes dont la Russie est signataire. Faut-il pour autant faire de "Pussy Riot" un symbole des droits de l'homme et placer les condamnées sur le même piédestal que Mandela ou Gandhi?

"Une société civile dynamique et des citoyens engagés politiquement, nous dit Angela Merkel, sont une condition nécessaire à la modernisation de la Russie". Donc, non seulement effectuer un raid, certes pacifique, mais violent dans son mode d'expression, est un droit, l'accepter devrait être la norme. À lire les textes qui défendent Pussy Riot, Angela Merkel résume bien ce que l'opinion publique étrangère ignore complètement de cette affaire: la symbolique du geste et ses conséquences possibles sur les opinions publiques russe. Cette ignorance fait partie du problème et non de la solution.

Que les membres de Pussy Riot aient ou non fustigé Vladimir Poutine au cours de leur manifestation, n'est pas vraiment le centre du problème les autorités russes.

À la limite, si le "Te Deum punk" s'était déroulé dans une autre église, l'affaire n'aurait jamais quitté les pages des faits-divers locaux. Or, avoir choisi la cathédrale du Saint-Sauveur de Moscou rend le geste bien plus grave qu'un simple chahut et la réaction choquée de citoyens russes, croyants ou non, n'est pas simplement le fait de réactionnaires méchants -- équivalent russes des commandos anti-avortement. L'affaire dépasse largement le débat sur la liberté d'expression ou de la démocratie. Qu'elles se rendissent compte ou non de la gravité de leur geste, pour exprimer leur insatisfaction avec certaines tendances réactionnaires dans la société russe, souvent véhiculées par un certain clergé, certes, les manifestantes se sont attaquées à un mémorial qui pour les orthodoxes de l'ex-URSS représentent à la fois la mémoire douloureuse des répressions parmi les plus violentes de leur histoire.

Bâtie en mémoire de la libération après l'invasion napoléonienne (qui a lu ne serait-ce que Guerre et Paix sait bien comment cette expérience destructrice fut traumatisante pour ce qui l'ont subie), l'église du Saint-Sauveur devint au XIXe siècle un des monuments les plus visibles et plus somptueux de Moscou. On peut le comparer au Sacré-Coeur de Paris. C'est là que Tchaïkovski a joué en concert pour la première fois son "Ouverture de 1812". Le monument est à ce jour la plus haute église orthodoxe au monde. En 1918, en pleine tourmente révolutionnaire, un concile prévu de longue date, véritables états généraux rassemblant tous les évêques, les représentants élus des prêtres et les représentants élus des paroisses, procéda à des réformes dignes de la grande réforme Catholique résultant de la Renaissance. Parmi les nombreuses réformes, ce concile instaura l'autogestion des paroisses et fut pour les paroissiens la première occasion (outre les élections à la Douma après la Révolution de 1905) d'élire directement des délégués pour les représenter dans une telle assemblée à l'échelle de l'empire.

C'est dans l'église du Saint-Sauveur que se réunissaient les quelques centaines de délégués, libéraux réformateurs ou conservateurs, alors que les combats faisaient rage dans la ville, dans un des rares moments de l'histoire russe où le pluralisme et le respect de l'opinion d'autrui prévalurent et aboutirent à de véritables réformes sociales et culturelles. Beaucoup de ces délégués, dont 90 % des évêques, seront morts, exécutés, dans les dix ans qui suivirent. Le 5 décembre 1931, la cathédrale fut dynamitée et ses restes entièrement démantelés. Les autorités soviétiques révêrent de construire à la place un grand monument à la gloire du communisme; elles durent se contenter d'une piscine municipale.
Cette seule désécration devrait faire comprendre à l'opinion internationale que le lieu est un endroit mémoriel sensible. Mais c'est encore pire puisque la démolition de la cathédrale symbolisait non seulement le point culminant d'une guerre sans merci livré par le pouvoir soviétique à la religion et à ses fidèles (dont des dizaines de milliers furent exécutés et des centaines de milliers, voire des millions, furent déportés) mais aussi elle symbolisait, particulièrement en 1931 en plein essor de la collectivisation, la politique de table rase, balayant le passé, sa mémoire et les gens -- populations rurales (les soi-disant "koulaks"), minorités ethniques, intellectuels, artistes et d'autres innombrables "ennemis de classe".

La reconstruction à l'identique de la Cathédrale du Saint-Sauveur et sa consécration en 2000 pouvait être interprétée de deux façons.


Soit il s'agissait d'un acte de justice, la réparation d'un crime commis contre des millions de fidèles pour qui la déstruction de la cathédrale était devenu, au fil des décennies un des symboles forts de plusieurs vagues de répressions qu'on peut comparer à un génocide, soit il s'agissait d'une tentative de réconciliation initiée par les autorités civiles dont beaucoup des notables ont gagné leur poste sous le régime soviétique. En tout cas le lieu était mal choisi pour mettre en scène une provocation. Il ne s'agissait pas d'un concert de Sting ou de Madonna mais d'un lieu investi d'émotions aussi fortes que le Mont Valérien ou le Panthéon.

Ce n'est pas tout. On a déjà trop oublié, y compris parmi les jeunes en Russie (ce qui expliquerait la décision irréfléchie), que des manifestations en apparence anodines du genre produites par Pussy Riot étaient monnaie courante en URSS dans le cadre des campagnes incessantes de persécution contre la religion. Lors de grandes fêtes ou au cours d'un simple office, des jeunes voyous, encouragés par les autorités (comme les bandes de ceux qui commettaient les pogroms contre les Juifs sous le régime tsariste), manifestaient à l'extérieur des bâtiments religieux. Sous Staline, des groupes organisés de Komsomols organisaient de véritables raids à l'intérieur des églises, des mosquées et des synagogues. Ce qui était justement typique de ce type de harcèlement était de jouer de la musique trés fort, de faire du bruit et tout son possible pour gêner l'office. Lorsqu'en 1993 j'entrais inopinément avec un groupe de jeunes russes ethnographes amateurs dans une église de Carélie où on célébrait le culte pour la première fois depuis la fermeture par la force de la paroisse, les paroissiennes les plus âgées crurent à un raid de Komsomols ou de voyous, un dernier baroud d'honneur. Leurs regards terrorisés nous en dirent long sur l'ambiance dans laquelle se tenaient ces "manifestations spontanées" autrefois. Les longues histoires d'exécutions sommaires et de déportation qu'elles nous contèrent ensuite en s'excusant de leur acceuil méfiant allèrent bien au-delà de ce qu'on peut lire dans les livres d'histoire sur ce qu'ont subi les communaités religieuses sous le régime soviétique, particulièrement dans les années 1930.

N' y avait-il donc pas vraiement de meilleur endroit pour aller manifester son dégoût de Poutine? Pas assez de médias à la botte du régime pour faire un esclandre en direct? Pas assez de sièges de grosses sociétés s'enrichissant sur le dos du peuple? Pas assez de villas d'oligarches? Flanquer la chienlit dans une grosse fête de nouveaux riches russes à Ibiza, rayer la carosserie de toutes les grosses cylindrées de Mosou? Alors pourquoi faire payer l'addition par l'Eglise orthodoxe? Et c'est là que bequcoup de Russes modérés se posent la question: le coup médiatique réussi par Pussy Riot était-il si innocent qu'on veut aujourd'hui le présenter ou la provocation venait-elle d'ailleurs -- de quelqu'un en Occident avide de "choc des civilisations", qui aimerait jetter de l'huile sur le feu, ou pire, du Kremlin lui-même, dans l'esprit de l'incendie du Reichtag?

Quelque soit le sens du geste de Pussy Riot, s'il est à comparer à d'autres exemples d'exercice de la liberté d'expression, il est à comparer non à un geste héroïque de défiance au nom de la liberté mais à ces actes stupides tels que celui de ce pasteur du sud des États-Unis qui voulait organiser un autodafé avec le Coran. Malheureusement, malgré l'appel de certains membres proéminents de l'Eglise orthodoxe, notamment le père Victor Potapoff le régime a répondu à la stupidité par la brutalité.

" Le Huffington Post"

Oleg Kobtzeff - Олег Кобцев
РЕЛИГИОЗНЫЕ ДЕЯТЕЛИ РУССКОГО ЗАРУБЕЖЬЯ

Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 18 Août 2012 à 13:31 | 63 commentaires | Permalien



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