Plateforme libre de discussion
|
V.G.
Nombreuses sectes marginales
Nous avons l’habitude de considérer l’empire russe comme un état quasiment mono-religieux, avec une Orthodoxie omniprésente derrière l’empereur orthodoxe, un peu comme Byzance.
En y regardant de plus près, on peut aussi reconnaitre plusieurs autres "religions traditionnelles": l’Islam, confessé par près de 1/3 des sujets après les dernières conquêtes du XIXe siècle, le judaïsme et le catholicisme, largement présent en Pologne et Lithuanie annexées à la fin du XVIIIe, le protestantisme luthérien, traditionnel en Lettonie, Estonie et dans les colonies allemandes de la Volga.
Par contre bien peu de choses sont connues sur les sectes issues de l’Orthodoxie, sauf les "Vieux Croyants" et l’article de Juliette Cadiot, « Le fait religieux dans l’Empire russe et au début de l’URSS » (1) fait un point sur les études de ce domaine spécifique parues récemment. Son article permet de se faire une première idée de ce foisonnement religieux généralement mal vu par les autorités.
Photo: Un fragment du tableau "Boyarine Morozova" de Vassili Sourikov qui représente la poursuite des vieux-croyants
Nombreuses sectes marginales
Nous avons l’habitude de considérer l’empire russe comme un état quasiment mono-religieux, avec une Orthodoxie omniprésente derrière l’empereur orthodoxe, un peu comme Byzance.
En y regardant de plus près, on peut aussi reconnaitre plusieurs autres "religions traditionnelles": l’Islam, confessé par près de 1/3 des sujets après les dernières conquêtes du XIXe siècle, le judaïsme et le catholicisme, largement présent en Pologne et Lithuanie annexées à la fin du XVIIIe, le protestantisme luthérien, traditionnel en Lettonie, Estonie et dans les colonies allemandes de la Volga.
Par contre bien peu de choses sont connues sur les sectes issues de l’Orthodoxie, sauf les "Vieux Croyants" et l’article de Juliette Cadiot, « Le fait religieux dans l’Empire russe et au début de l’URSS » (1) fait un point sur les études de ce domaine spécifique parues récemment. Son article permet de se faire une première idée de ce foisonnement religieux généralement mal vu par les autorités.
Photo: Un fragment du tableau "Boyarine Morozova" de Vassili Sourikov qui représente la poursuite des vieux-croyants
Mais ce n'est pas un tableau exhaustif car il manque bien d'autres mouvements: les différentes sectes issus de vieux croyants, qui comptaient environ quinze millions avant la Révolution (intéressant article de Wikipedia (2)), à l'autre extrémité on peut aussi citer les "tolstoïen" (3), qui auraient été 30 000 (pas d'étude en occident à ma connaissance).
Mais en fait l'auteur ne propose pas une approche religieuse mais sociologique: elle aborde aussi l'implication des laïcs dans la sphère religieuse et, dans la dernière partie, elle traite d'un groupe social très particulier, les "popoviči" - fils de prêtres, et met en évidence un autre aspect très peu éclairé de l'organisation sociale en Russie avant la révolution: les rigidités du système des "états" sociaux (4).
L’article de Juliette Cadioti titres de VG
Les quatre ouvrages dont il est ici question portent soit sur des sectes chrétiennes, soit sur les formes de la spiritualité populaire orthodoxe, et sont remarquables par l’ampleur du dépouillement archivistique ainsi que par l’originalité et la pertinence de leurs interrogations. Si les périodes qu’ils couvrent divergent, ils traitent tous néanmoins de la fin de l’empire et de l’émergence d’une société turbulente, plus autonome, marquée par des formes communautaires de religiosité.
Molokanes (ou Moloques), doukhobors subbotniki et baptistes
La Russie encourage leur retour en leur pays natal, comme par exemple pour les molokanes de Géorgie qui sont invités à s'installer
Nicholas B. Breyfogle, dans son étude sur les molokanes, doukhobors et subbotniki du Sud Caucase, montre combien ces sectes – issues de l’orthodoxie au XVIIIe siècle et dont les adeptes furent déportés massivement en Transcaucasie à la suite du décret de 1830 – eurent des relations complexes et changeantes avec l’État impérial. La politique de peuplement visait à nettoyer les régions centrales des sectaires et à envoyer des Russes aux marges de l’empire. Aussi les membres des sectes constituaient-ils, dans les années 1890, la majorité des colons slaves en Transcaucasie. Considérés comme hors la loi, car ayant quitté l’orthodoxie, ils mirent leur discipline, et un mode de vie proche de celui de quakers, au service de la colonisation impériale.
Les travaux de Nicholas Breyfogle et de Heather Coleman se situent dans la perspective d’une analyse des relations entre l’État et ces sectes religieuses, à la fois complices et instrumentalisées par l’ordre impérial, contestataires et réprimées. Ces sectes se répandirent aux dépens des orthodoxes, pour lesquels la conversion était pourtant considérée comme un crime. Si le phénomène sectaire était toléré chez les non-Russes ou les personnes d’origine non orthodoxe, les baptistes russes (souvent ukrainiens), notamment, furent durement réprimés. Les individus de foi orthodoxe par leur nationalité (Russes, Biélorusses, Ukrainiens), ne connurent pas la tolérance religieuse avant la seconde moitié du XIXe siècle. La conversion – en tant qu’acte d’émancipation collectif (villages) ou individuel – témoigne d’un rapport particulier au sacré, au religieux, et est liée à un mouvement plus profond qui aboutit, au début du XXe siècle, à la reconnaissance partielle de la liberté de conscience religieuse. S’émancipant d’un ordre qui lui est attribué par la naissance, l’individu autonome, loin des hiérarchisations cléricales, rejoue par la conversion sa place dans la hiérarchie impériale. Une longue historiographie des sectes souligne leur marginalité ainsi qu’une sous-culture spécifique et permet de saisir autrement le fonctionnement de l’État et l’évolution des sociétés. Le magistral ouvrage d’Heather Coleman sur les baptistes dans le long terme de la révolution (1905-1929) permet d’appréhender comment des formes « modernisées » de religiosité furent en phase avec une société révolutionnaire. Après un rappel de la diffusion du baptisme à la fin du XIXe siècle, l’auteur s’intéresse surtout aux années où un certaine tolérance vis-à-vis des sectes a permis l’ouverture d’un espace public au sein duquel les baptistes excellèrent (multiplication des associations, congrès, œuvres caritatives, de la presse…). L’importance des activités économiques et sociales de ces communautés, de leur insertion dans le social par des actions charitables ainsi qu’un zèle missionnaire en firent un mouvement d’un grand dynamisme.
Photo: Congrégation moloque en Russie au début du XX° siècle
Mais en fait l'auteur ne propose pas une approche religieuse mais sociologique: elle aborde aussi l'implication des laïcs dans la sphère religieuse et, dans la dernière partie, elle traite d'un groupe social très particulier, les "popoviči" - fils de prêtres, et met en évidence un autre aspect très peu éclairé de l'organisation sociale en Russie avant la révolution: les rigidités du système des "états" sociaux (4).
L’article de Juliette Cadioti titres de VG
Les quatre ouvrages dont il est ici question portent soit sur des sectes chrétiennes, soit sur les formes de la spiritualité populaire orthodoxe, et sont remarquables par l’ampleur du dépouillement archivistique ainsi que par l’originalité et la pertinence de leurs interrogations. Si les périodes qu’ils couvrent divergent, ils traitent tous néanmoins de la fin de l’empire et de l’émergence d’une société turbulente, plus autonome, marquée par des formes communautaires de religiosité.
Molokanes (ou Moloques), doukhobors subbotniki et baptistes
La Russie encourage leur retour en leur pays natal, comme par exemple pour les molokanes de Géorgie qui sont invités à s'installer
Nicholas B. Breyfogle, dans son étude sur les molokanes, doukhobors et subbotniki du Sud Caucase, montre combien ces sectes – issues de l’orthodoxie au XVIIIe siècle et dont les adeptes furent déportés massivement en Transcaucasie à la suite du décret de 1830 – eurent des relations complexes et changeantes avec l’État impérial. La politique de peuplement visait à nettoyer les régions centrales des sectaires et à envoyer des Russes aux marges de l’empire. Aussi les membres des sectes constituaient-ils, dans les années 1890, la majorité des colons slaves en Transcaucasie. Considérés comme hors la loi, car ayant quitté l’orthodoxie, ils mirent leur discipline, et un mode de vie proche de celui de quakers, au service de la colonisation impériale.
Les travaux de Nicholas Breyfogle et de Heather Coleman se situent dans la perspective d’une analyse des relations entre l’État et ces sectes religieuses, à la fois complices et instrumentalisées par l’ordre impérial, contestataires et réprimées. Ces sectes se répandirent aux dépens des orthodoxes, pour lesquels la conversion était pourtant considérée comme un crime. Si le phénomène sectaire était toléré chez les non-Russes ou les personnes d’origine non orthodoxe, les baptistes russes (souvent ukrainiens), notamment, furent durement réprimés. Les individus de foi orthodoxe par leur nationalité (Russes, Biélorusses, Ukrainiens), ne connurent pas la tolérance religieuse avant la seconde moitié du XIXe siècle. La conversion – en tant qu’acte d’émancipation collectif (villages) ou individuel – témoigne d’un rapport particulier au sacré, au religieux, et est liée à un mouvement plus profond qui aboutit, au début du XXe siècle, à la reconnaissance partielle de la liberté de conscience religieuse. S’émancipant d’un ordre qui lui est attribué par la naissance, l’individu autonome, loin des hiérarchisations cléricales, rejoue par la conversion sa place dans la hiérarchie impériale. Une longue historiographie des sectes souligne leur marginalité ainsi qu’une sous-culture spécifique et permet de saisir autrement le fonctionnement de l’État et l’évolution des sociétés. Le magistral ouvrage d’Heather Coleman sur les baptistes dans le long terme de la révolution (1905-1929) permet d’appréhender comment des formes « modernisées » de religiosité furent en phase avec une société révolutionnaire. Après un rappel de la diffusion du baptisme à la fin du XIXe siècle, l’auteur s’intéresse surtout aux années où un certaine tolérance vis-à-vis des sectes a permis l’ouverture d’un espace public au sein duquel les baptistes excellèrent (multiplication des associations, congrès, œuvres caritatives, de la presse…). L’importance des activités économiques et sociales de ces communautés, de leur insertion dans le social par des actions charitables ainsi qu’un zèle missionnaire en firent un mouvement d’un grand dynamisme.
Photo: Congrégation moloque en Russie au début du XX° siècle
Les sectes étudiées par Breyfogle et Coleman sont en partie liées entre elles, dans la mesure où à la fin du XIXe siècle, des anciens molokanes se convertirent au baptisme. D’ailleurs, tant les baptistes étudiés par Coleman que les molokanes, doukhobors et subbotniki de Breyfogle firent partie des sectes considérées comme « les plus nuisibles ». Pourtant leur histoire diffère. Car, comme le montre Breyfogle de manière remarquable, les membres des sectes de Transcaucasie participèrent activement, durant une certaine période, au projet de colonisation impériale et furent reconnus comme d’excellents colons par les gouverneurs locaux et Saint-Pétersbourg. Les baptistes, par contre – secte chrétienne née en Angleterre au XVIIe siècle et arrivée dans l’Empire dans la seconde moitié du XIXe –, furent toujours victimes de la xénophobie de l’État impérial.
Ces Russes, professant une croyance étrangère que leur foi évangélique liait à d’autres pays et dont la pratique était fondée sur le prosélytisme, pourtant interdit dans l’empire sauf pour l’orthodoxie, firent l’objet tout au long de leur existence d’un harcèlement continu, voire de violences populaires de la part des orthodoxes. Néanmoins, à la fin du XIXe siècle, leur élan missionnaire et sa réussite furent remarqués par la hiérarchie orthodoxe qui y chercha les clés de sa propre modernisation religieuse, impliquant notamment les laïcs. Doukhobors et molokanes, après avoir servi le tsar, en participant notamment au transport logistique lors de la guerre de Crimée, furent bientôt désignés comme une secte particulièrement dangereuse du fait de l’évolution de leur foi et de leur refus ostentatoire du service militaire. Les manifestations de pacifisme des doukhobors en 1895 furent très violemment réprimées et publicisées. Aussi, à la fin de l’Empire, ces différentes sectes se détournèrent des possibilités légales entrouvertes un moment sous la pression des mouvements révolutionnaires. Elles tentèrent bien, dans le climat d’apaisement religieux propre à 1905, de s’institutionnaliser, mais durent y renoncer. Cette fracture définitive avec l’État impérial fut largement due aux pressions exercées par la haute hiérarchie orthodoxe.
Molokanes et doukhobors quittèrent en masse la Russie à la vieille de la révolution.
Ceux qui restèrent, eurent, comme les baptistes, la possibilité de diffuser leur mouvement dans la jeune URSS, profitant de la proclamation de la liberté de propagande religieuse et du souvenir de leur persécution par le régime impérial, qui les plaçaient dans une proximité particulière avec le nouveau régime. Néanmoins, comme le montre Heather Coleman dans son étude du pacifisme et des organisations de jeunesse baptistes, leur existence fut tout de même entravée par le pouvoir communiste local mais aussi par le comité central du PCUS. Heather Coleman clôt son ouvrage par une analyse de la loi sur les cultes de 1929 et le passage rapide des baptistes à la clandestinité.
Ces Russes, professant une croyance étrangère que leur foi évangélique liait à d’autres pays et dont la pratique était fondée sur le prosélytisme, pourtant interdit dans l’empire sauf pour l’orthodoxie, firent l’objet tout au long de leur existence d’un harcèlement continu, voire de violences populaires de la part des orthodoxes. Néanmoins, à la fin du XIXe siècle, leur élan missionnaire et sa réussite furent remarqués par la hiérarchie orthodoxe qui y chercha les clés de sa propre modernisation religieuse, impliquant notamment les laïcs. Doukhobors et molokanes, après avoir servi le tsar, en participant notamment au transport logistique lors de la guerre de Crimée, furent bientôt désignés comme une secte particulièrement dangereuse du fait de l’évolution de leur foi et de leur refus ostentatoire du service militaire. Les manifestations de pacifisme des doukhobors en 1895 furent très violemment réprimées et publicisées. Aussi, à la fin de l’Empire, ces différentes sectes se détournèrent des possibilités légales entrouvertes un moment sous la pression des mouvements révolutionnaires. Elles tentèrent bien, dans le climat d’apaisement religieux propre à 1905, de s’institutionnaliser, mais durent y renoncer. Cette fracture définitive avec l’État impérial fut largement due aux pressions exercées par la haute hiérarchie orthodoxe.
Molokanes et doukhobors quittèrent en masse la Russie à la vieille de la révolution.
Ceux qui restèrent, eurent, comme les baptistes, la possibilité de diffuser leur mouvement dans la jeune URSS, profitant de la proclamation de la liberté de propagande religieuse et du souvenir de leur persécution par le régime impérial, qui les plaçaient dans une proximité particulière avec le nouveau régime. Néanmoins, comme le montre Heather Coleman dans son étude du pacifisme et des organisations de jeunesse baptistes, leur existence fut tout de même entravée par le pouvoir communiste local mais aussi par le comité central du PCUS. Heather Coleman clôt son ouvrage par une analyse de la loi sur les cultes de 1929 et le passage rapide des baptistes à la clandestinité.
Dévotion populaire
Le succès du mouvement baptiste à la fin du XIXe siècle, tant en Ukraine qu’en Russie du Sud (voire à Saint-Pétersbourg avec les pachkovites), témoigne que les idées de conversion et d’autonomie individuelle dans la rencontre avec Dieu trouvaient un écho particulier que l’Église orthodoxe d’État ne comblait pas. La soif de spiritualité personnelle et populaire ainsi que l’implication des laïcs dans la sphère religieuse fait aussi l’objet des ouvrages de Laurie Manchester et de Vera Shevzov sur les orthodoxes. Vera Shevzov étudie, dans son remarquable ouvrage, les formes de dévotion populaire en se plaçant au croisement de l’institution ecclésiastique, des visions théologiques de la communauté et des formes dites populaires de dévotion (fêtes, chapelles, icônes, dévotion à Marie). À partir des archives régionales, notamment celles du diocèse nord de Vologda, elle analyse les contacts entre la paroisse, la chancellerie du diocèse et le Saint-Synode par le biais de centaines de pétitions et de lettres qui expriment le point de vue des paysans sur différents aspects de la vie de l’Église, ainsi que sur leur place en son sein. L’auteur constate que ces lettres sont axées sur quelques points concrets de la vie religieuse : autour du temple, de la construction d’une chapelle, de la vénération des icônes miraculeuses, du culte marial…
Ces diverses manifestations d’une spiritualité populaire, bien qu’inscrites très localement, visaient en fait à l’universel, à l’inclusion dans une communauté plus large de croyants. Shevzov est ainsi conduite à reconsidérer le rôle de la paroisse et des laïcs (mirjane) dans les campagnes. Elle souligne l’activisme des laïcs à la fin de l’empire et les difficultés pour la hiérarchie à les prendre en compte, en partie car cela aurait impliqué une décentralisation de la structure institutionnelle de l’orthodoxie. Sur la base d’exemples très concrets du chemin parcouru – du paroissien à la paroisse et au pope jusqu’au saint-synode – par les demandes de construction de chapelle, ou de reconnaissance des qualités miraculeuses d’une icône, etc., c’est autant d’histoires situées qui nous permettent d’entrer dans la vie religieuse des villageois russes, mais aussi de mesurer la fracture culturelle qui oppose ce monde des villages à la haute hiérarchie orthodoxe. Comme l’a souligné en 1916 le spécialiste d’histoire de l’Église – et dernier procureur général du Saint-Synode – A. V. Kartašev, le peuple, en luttant pour son droit à intervenir dans la vie religieuse, remit en cause après 1905 toute la structure de l’Église.
Les " popoviči "
Dans son stimulant travail sur les popoviči (les fils de popes), Laurie Manchester envisage la sécularisation comme un processus par lequel la religion se propage dans les sphères publiques émergentes. Plutôt que d’opposer tradition et modernité, religion et sécularisation, rationalisme et religieux, il s’agit de montrer comment les croyances religieuses sécularisées furent incorporées dans la vie professionnelle, politique et privée. Déjà sous Pierre le Grand, pour empêcher les autres états de se détourner de leurs obligations (impôts, service militaire) en tentant d’entrer dans le clergé, le tsar avait décidé que seuls les membres d’une famille ecclésiastique pouvaient être éligibles à la prêtrise. Et pour obliger les descendants des membres du clergé à honorer leurs obligations, il leur avait interdit l’accès à d’autres professions, contraignant ainsi ceux qui n’en avaient ni le goût ni le talent à entrer dans le clergé. En outre, la loi leur imposait de recevoir leur formation dans les écoles d’Église fondées par l’État, organisées par des clercs et maintenues en dehors des institutions d’éducation séculière. Et de fait, les popes formaient un groupe social replié sur lui-même à cause d’un taux élevé de mariages consanguins. Au moment des grandes réformes, en 1869, possibilité fut donnée aux « fils de popes » de renoncer à leur statut de prêtre, d’où le terme de popoviči. En tant que tels, ils recevaient à la naissance un statut séculier privilégié qui les exemptait de la capitation. Ils continuèrent néanmoins à être répertoriés par la bureaucratie en fonction de leur origine sociale. Une régulation de 1889 demandait aux descendants du clergé d’enregistrer leurs mariages et leur résidence selon une procédure distincte des autres. Enfin différentes législations limitaient leur accès à l’armée et l’administration. Parallèlement, même après les années 1860, la prêtrise demeurait fermée aux autres états.
D’après la thèse très convaincante de l’auteur, ces popoviči auraient été les vecteurs d’une certaine culture, de valeurs, de comportements, d’aspirations qui influencèrent fortement la Russie à la fin de l’Empire. Bien que ne représentant que 1 % de la population de la Russie européenne, ils auraient constitué une fraction particulière de l’intelligentsia, du fait d’une expérience commune (père prêtre et éducation dans les écoles religieuses ou bursa). Ils expliquaient l’abandon de l’état clérical par un chemin trop dur jusqu’à l’ordination, la peur de la pauvreté, la corruption dans la gestion paroissiale et le refus des mariages arrangés indispensables précisément pour obtenir une paroisse. Ils soulignaient aussi que la vie de prêtre ne correspondait pas à leurs idéaux, ni à leur soif de connaissances, certains évoquaient même l’absence de foi religieuse profonde. Les popoviči entrèrent dans les professions de service (éducation, médecine, statistique) où ils utilisèrent leur sens de la morale, du devoir, et leur instruction. Influents dans le mouvement populiste des années 1870, ils désertèrent les partis politiques après le tournant radical. Mais ce petit groupe significatif face à l’autocratie finit par s’imaginer comme faisant partie d’une société indépendante de l’État, comme constituant une certaine opinion publique, voire la nation russe, et visant à l’amélioration de la société et à sa moralisation.
En s’appuyant sur les écrits de plus de 207 popoviči, grâce au foisonnement des ego-documents propre à la fin du XIXe siècle (autobiographies publiées, pétitions, procès, correspondances), Laurie Manchester montre comment les popoviči, après avoir eux-mêmes renoncé à devenir popes, diffusèrent néanmoins une culture particulière, fortement empreinte de religiosité et de valeurs orthodoxes traditionnelles. Socialisés entre eux durant leur jeunesse, ayant peu de connaissance de la vie urbaine, ils eurent des difficultés à entrer dans la vie séculière et à s’adapter. Manchester souligne en particulier les rapports – moins sociaux (ils ne se fréquentaient pas) que discursifs (à travers l’étude de leurs écrits politiques) – conflictuels des popoviči avec la noblesse, autre strate de l’intelligentsia, mais élevée très différemment. Les popoviči considéraient les nobles comme les vecteurs de l’étranger. À l’inverse, ils se voyaient et étaient vus comme venant du peuple, et comme russes. Ils se comportaient comme des ascètes dans le monde, en mission pour reconstruire le monde séculier, forts des valeurs religieuses, cléricales, sociales ou spirituelles dont ils avaient hérité. Ce groupe cohérent mais multiforme s’illustra en particulier en littérature, en histoire, en ethnographie… Les popoviči furent les porteurs des préceptes et des valeurs du clergé qu’ils sécularisèrent.
Le succès du mouvement baptiste à la fin du XIXe siècle, tant en Ukraine qu’en Russie du Sud (voire à Saint-Pétersbourg avec les pachkovites), témoigne que les idées de conversion et d’autonomie individuelle dans la rencontre avec Dieu trouvaient un écho particulier que l’Église orthodoxe d’État ne comblait pas. La soif de spiritualité personnelle et populaire ainsi que l’implication des laïcs dans la sphère religieuse fait aussi l’objet des ouvrages de Laurie Manchester et de Vera Shevzov sur les orthodoxes. Vera Shevzov étudie, dans son remarquable ouvrage, les formes de dévotion populaire en se plaçant au croisement de l’institution ecclésiastique, des visions théologiques de la communauté et des formes dites populaires de dévotion (fêtes, chapelles, icônes, dévotion à Marie). À partir des archives régionales, notamment celles du diocèse nord de Vologda, elle analyse les contacts entre la paroisse, la chancellerie du diocèse et le Saint-Synode par le biais de centaines de pétitions et de lettres qui expriment le point de vue des paysans sur différents aspects de la vie de l’Église, ainsi que sur leur place en son sein. L’auteur constate que ces lettres sont axées sur quelques points concrets de la vie religieuse : autour du temple, de la construction d’une chapelle, de la vénération des icônes miraculeuses, du culte marial…
Ces diverses manifestations d’une spiritualité populaire, bien qu’inscrites très localement, visaient en fait à l’universel, à l’inclusion dans une communauté plus large de croyants. Shevzov est ainsi conduite à reconsidérer le rôle de la paroisse et des laïcs (mirjane) dans les campagnes. Elle souligne l’activisme des laïcs à la fin de l’empire et les difficultés pour la hiérarchie à les prendre en compte, en partie car cela aurait impliqué une décentralisation de la structure institutionnelle de l’orthodoxie. Sur la base d’exemples très concrets du chemin parcouru – du paroissien à la paroisse et au pope jusqu’au saint-synode – par les demandes de construction de chapelle, ou de reconnaissance des qualités miraculeuses d’une icône, etc., c’est autant d’histoires situées qui nous permettent d’entrer dans la vie religieuse des villageois russes, mais aussi de mesurer la fracture culturelle qui oppose ce monde des villages à la haute hiérarchie orthodoxe. Comme l’a souligné en 1916 le spécialiste d’histoire de l’Église – et dernier procureur général du Saint-Synode – A. V. Kartašev, le peuple, en luttant pour son droit à intervenir dans la vie religieuse, remit en cause après 1905 toute la structure de l’Église.
Les " popoviči "
Dans son stimulant travail sur les popoviči (les fils de popes), Laurie Manchester envisage la sécularisation comme un processus par lequel la religion se propage dans les sphères publiques émergentes. Plutôt que d’opposer tradition et modernité, religion et sécularisation, rationalisme et religieux, il s’agit de montrer comment les croyances religieuses sécularisées furent incorporées dans la vie professionnelle, politique et privée. Déjà sous Pierre le Grand, pour empêcher les autres états de se détourner de leurs obligations (impôts, service militaire) en tentant d’entrer dans le clergé, le tsar avait décidé que seuls les membres d’une famille ecclésiastique pouvaient être éligibles à la prêtrise. Et pour obliger les descendants des membres du clergé à honorer leurs obligations, il leur avait interdit l’accès à d’autres professions, contraignant ainsi ceux qui n’en avaient ni le goût ni le talent à entrer dans le clergé. En outre, la loi leur imposait de recevoir leur formation dans les écoles d’Église fondées par l’État, organisées par des clercs et maintenues en dehors des institutions d’éducation séculière. Et de fait, les popes formaient un groupe social replié sur lui-même à cause d’un taux élevé de mariages consanguins. Au moment des grandes réformes, en 1869, possibilité fut donnée aux « fils de popes » de renoncer à leur statut de prêtre, d’où le terme de popoviči. En tant que tels, ils recevaient à la naissance un statut séculier privilégié qui les exemptait de la capitation. Ils continuèrent néanmoins à être répertoriés par la bureaucratie en fonction de leur origine sociale. Une régulation de 1889 demandait aux descendants du clergé d’enregistrer leurs mariages et leur résidence selon une procédure distincte des autres. Enfin différentes législations limitaient leur accès à l’armée et l’administration. Parallèlement, même après les années 1860, la prêtrise demeurait fermée aux autres états.
D’après la thèse très convaincante de l’auteur, ces popoviči auraient été les vecteurs d’une certaine culture, de valeurs, de comportements, d’aspirations qui influencèrent fortement la Russie à la fin de l’Empire. Bien que ne représentant que 1 % de la population de la Russie européenne, ils auraient constitué une fraction particulière de l’intelligentsia, du fait d’une expérience commune (père prêtre et éducation dans les écoles religieuses ou bursa). Ils expliquaient l’abandon de l’état clérical par un chemin trop dur jusqu’à l’ordination, la peur de la pauvreté, la corruption dans la gestion paroissiale et le refus des mariages arrangés indispensables précisément pour obtenir une paroisse. Ils soulignaient aussi que la vie de prêtre ne correspondait pas à leurs idéaux, ni à leur soif de connaissances, certains évoquaient même l’absence de foi religieuse profonde. Les popoviči entrèrent dans les professions de service (éducation, médecine, statistique) où ils utilisèrent leur sens de la morale, du devoir, et leur instruction. Influents dans le mouvement populiste des années 1870, ils désertèrent les partis politiques après le tournant radical. Mais ce petit groupe significatif face à l’autocratie finit par s’imaginer comme faisant partie d’une société indépendante de l’État, comme constituant une certaine opinion publique, voire la nation russe, et visant à l’amélioration de la société et à sa moralisation.
En s’appuyant sur les écrits de plus de 207 popoviči, grâce au foisonnement des ego-documents propre à la fin du XIXe siècle (autobiographies publiées, pétitions, procès, correspondances), Laurie Manchester montre comment les popoviči, après avoir eux-mêmes renoncé à devenir popes, diffusèrent néanmoins une culture particulière, fortement empreinte de religiosité et de valeurs orthodoxes traditionnelles. Socialisés entre eux durant leur jeunesse, ayant peu de connaissance de la vie urbaine, ils eurent des difficultés à entrer dans la vie séculière et à s’adapter. Manchester souligne en particulier les rapports – moins sociaux (ils ne se fréquentaient pas) que discursifs (à travers l’étude de leurs écrits politiques) – conflictuels des popoviči avec la noblesse, autre strate de l’intelligentsia, mais élevée très différemment. Les popoviči considéraient les nobles comme les vecteurs de l’étranger. À l’inverse, ils se voyaient et étaient vus comme venant du peuple, et comme russes. Ils se comportaient comme des ascètes dans le monde, en mission pour reconstruire le monde séculier, forts des valeurs religieuses, cléricales, sociales ou spirituelles dont ils avaient hérité. Ce groupe cohérent mais multiforme s’illustra en particulier en littérature, en histoire, en ethnographie… Les popoviči furent les porteurs des préceptes et des valeurs du clergé qu’ils sécularisèrent.
Brève conclusion de l'auteur
Ces ouvrages qui prennent la mesure de la diversité des approches permettent aujourd’hui, loin de l’histoire institutionnelle de l’Église, de construire une histoire politique, sociale et culturelle du fait religieux dans l’empire. En s’intéressant aux cultures des sectes, aux expressions populaires de religiosité ou à la sécularisation, les auteurs offrent aussi de nouvelles perspectives sur les révolutions et sur le fossé entre les institutions et une société civile naissante.
En prolongement des ouvrages ici recensés, le collectif sous la direction de Mark D. Steinberg et Heather J. Coleman, Sacred Stories : Religion and Spirituality in Modern Russsia1 présente une série d’articles qui ouvre encore davantage le champ d’une histoire culturelle du religieux, en englobant d’autres confessions, notamment le judaïsme, mais aussi d’autres vecteurs de spiritualité : sorcellerie, mysticisme, phénomènes de conversion. Enfin, concernant le volet social de l’activité des popes à Saint-Pétersbourg, l’ouvrage de Jennifer Hedda, His kingdom come, Orthodox Pastorship and Social Activism in Revolutionary Russia, s’intéresse non plus au monde rural mais à l’effervescence des villes et aux rapports tissés entre les popes, en particulier, et la société en révolution.
Notes de VG:
(1) Juliette Cadiot, historienne, Maître de conférences à l'EHESS depuis 2005, « Le fait religieux dans l’Empire russe et au début de l’URSS », Cahiers du monde russe 49/4 | 2008, mis en ligne [le 11 septembre 2013,
(2) http://fr.wikipedia.org/wiki/Orthodoxes_vieux-croyants
(3) http://en.wikipedia.org/wiki/Tolstoyan_movement
(4) Comme la France monarchique avec ses 3 ordres, la société russe était organisée en 5 états ou ordres sociaux ("soslovie" en russe): noblesse, clergé, marchands (kupsy), meschani (artisans et employés des villes, professions non agricoles des campagnes) et paysans. Pour plus de détails sur la société russe, lire l'excellent "Les Russes avant 1917" de Kyril Fitzlyon. 2003, éditions Autrement – collection "Mémoires".
Ces ouvrages qui prennent la mesure de la diversité des approches permettent aujourd’hui, loin de l’histoire institutionnelle de l’Église, de construire une histoire politique, sociale et culturelle du fait religieux dans l’empire. En s’intéressant aux cultures des sectes, aux expressions populaires de religiosité ou à la sécularisation, les auteurs offrent aussi de nouvelles perspectives sur les révolutions et sur le fossé entre les institutions et une société civile naissante.
En prolongement des ouvrages ici recensés, le collectif sous la direction de Mark D. Steinberg et Heather J. Coleman, Sacred Stories : Religion and Spirituality in Modern Russsia1 présente une série d’articles qui ouvre encore davantage le champ d’une histoire culturelle du religieux, en englobant d’autres confessions, notamment le judaïsme, mais aussi d’autres vecteurs de spiritualité : sorcellerie, mysticisme, phénomènes de conversion. Enfin, concernant le volet social de l’activité des popes à Saint-Pétersbourg, l’ouvrage de Jennifer Hedda, His kingdom come, Orthodox Pastorship and Social Activism in Revolutionary Russia, s’intéresse non plus au monde rural mais à l’effervescence des villes et aux rapports tissés entre les popes, en particulier, et la société en révolution.
Notes de VG:
(1) Juliette Cadiot, historienne, Maître de conférences à l'EHESS depuis 2005, « Le fait religieux dans l’Empire russe et au début de l’URSS », Cahiers du monde russe 49/4 | 2008, mis en ligne [le 11 septembre 2013,
(2) http://fr.wikipedia.org/wiki/Orthodoxes_vieux-croyants
(3) http://en.wikipedia.org/wiki/Tolstoyan_movement
(4) Comme la France monarchique avec ses 3 ordres, la société russe était organisée en 5 états ou ordres sociaux ("soslovie" en russe): noblesse, clergé, marchands (kupsy), meschani (artisans et employés des villes, professions non agricoles des campagnes) et paysans. Pour plus de détails sur la société russe, lire l'excellent "Les Russes avant 1917" de Kyril Fitzlyon. 2003, éditions Autrement – collection "Mémoires".
Rédigé par Vladimir Golovanow le 14 Février 2017 à 09:40
|
-1 commentaire
|
Permalien
Derniers commentaires
-
Surprenantes fresques dans un monastère en Serbie
19/09/2024 13:35 - Patrick -
"Il n'y a aucune excuse pour ceux qui déclenchent des guerres", - Mgr Onuphre, Primat de l'Eglise d’Ukraine, PM
14/04/2023 05:58 - Gilles -
Le père George Egorov, sa visite pastorale à la Légion étrangère
12/12/2022 12:55 - Baron André -
OSCE demande à Russie ce cesser la destruction d'églises en Ukraine
10/05/2022 03:22 - pere jean -
Communiqué des Evêques Orthodoxes de France au sujet de la guerre en Ukraine
14/04/2022 19:15 - Hai Lin -
Deux hiérarques russes s’expriment à titre personnel à propos de la guerre et de la paix, de la situation en Russie
14/04/2022 10:39 - Marie Genko -
Communiqué des Evêques Orthodoxes de France au sujet de la guerre en Ukraine
14/04/2022 10:26 - Marie Genko -
Le Parlement Européen a condamné le patriarche Cyrille et a félicité le clergé orthodoxe qui s'est opposé à la guerre en Ukraine
13/04/2022 21:21 - Gilles -
Communiqué des Evêques Orthodoxes de France au sujet de la guerre en Ukraine
12/04/2022 23:05 - Théophile -
Communiqué des Evêques Orthodoxes de France au sujet de la guerre en Ukraine
12/04/2022 22:00 - Nadejda na Mir
Liens francophones