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Un entretien avec Mgr Hilarion (Alfeyev)
"Avant les années 1990, l’O.C.A., avait des relations très étroites avec l’Eglise orthodoxe russe. Pendant les quinze dernières années, ces relations se sont espacées. Je ne peux pas donner une liste de tous les facteurs qui ont contribué à cet éloignement, mais je crois qu’un certain manque de direction et de vision en a été une des causes. L’Eglise russe était l’Eglise-mère de l’O.C.A., mais en 1970, elle est devenue l’Eglise-sœur de l’O.C.A. Mais jusqu’à ce que l’autocéphalie de l’O.C.A. soit universellement reconnue, elle aura besoin de son ancienne Eglise -mère, au moins comme une sorte de point de référence."
A l’occasion de la première mondiale de La Passion selon saint Matthieu, en anglais, composée par Mgr Hilarion (Alfeyev) qui a eu lieu à Toronto, le doyen du séminaire Saint Vladimir, l’archiprêtre John Behr, et le chancelier, l’archiprêtre Chad Hatfield, ont souhaité et préparé un entretien avec Mgr Hilarion, en particulier concernant les relations entre le Patriarcat de Moscou et l’Eglise orthodoxe en Amérique (OCA).
"Avant les années 1990, l’O.C.A., avait des relations très étroites avec l’Eglise orthodoxe russe. Pendant les quinze dernières années, ces relations se sont espacées. Je ne peux pas donner une liste de tous les facteurs qui ont contribué à cet éloignement, mais je crois qu’un certain manque de direction et de vision en a été une des causes. L’Eglise russe était l’Eglise-mère de l’O.C.A., mais en 1970, elle est devenue l’Eglise-sœur de l’O.C.A. Mais jusqu’à ce que l’autocéphalie de l’O.C.A. soit universellement reconnue, elle aura besoin de son ancienne Eglise -mère, au moins comme une sorte de point de référence."
A l’occasion de la première mondiale de La Passion selon saint Matthieu, en anglais, composée par Mgr Hilarion (Alfeyev) qui a eu lieu à Toronto, le doyen du séminaire Saint Vladimir, l’archiprêtre John Behr, et le chancelier, l’archiprêtre Chad Hatfield, ont souhaité et préparé un entretien avec Mgr Hilarion, en particulier concernant les relations entre le Patriarcat de Moscou et l’Eglise orthodoxe en Amérique (OCA).
Peter Bouteneff, professeur associé de théologie systématique à Saint Vladimir a réalisé cet entretien le 30 octobre 2008
P.B. Votre Excellence, en tant que pasteur et universitaire, avec une double expérience à la fois au sein du Patriarcat de Moscou et au niveau mondial, vous avez pu réfléchir et vous exprimer sur un grand nombre de sujets, parmi lesquels certains sont d’une importance capitale pour nous, à l’intérieur de l’Eglise orthodoxe en Amérique, alors que nous nous préparons à nous réunir à l’occasion d’un synode au cours duquel nous élirons un nouveau primat. Pendant que nous, en Amérique, réfléchissons aux origines de notre autocéphalie, aux récents scandales à l’intérieur de notre Eglise, aux défis auxquels nous devons faire face, quelle voie pensez-vous être celle qui nous permettrait d’aller de l’avant ?
Mgr.Hilarion (Alfeyev) Je pense très utile ici de rappeler l’histoire de plus de deux siècles de présence orthodoxe en Amérique du nord. L’orthodoxie est arrivée en Amérique du nord de Russie par l’Alaska (qui, comme nous l’a rappelé le gouverneur Sarah Palin, est en quelque sorte la frontière orientale de la Russie). Les racines de l’orthodoxie en Amérique du nord remontent à saint Germain de l’Alaska, qui est arrivé en Alaska en 1794 et y a passé plus de quarante ans, et à saint Innocent (Veniaminov) qui est devenu plus tard métropolite de Moscou. En 1872, cinq ans après la vente de l’Alaska aux Etats-Unis, le siège de l’évêque russe a été transféré à San Francisco. De 1898 à 1907, saint Tikhon, futur patriarche de Russie, a gouverné ce diocèse. C’est lui qui a organisé le concile panaméricain de 1907 et qui a renommé le diocèse « l’Eglise catholique orthodoxe russo-grecque en Amérique du nord. » Ici commence la future autocéphalie de l’Eglise orthodoxe américaine. Mais l’orthodoxie en Amérique est vite devenue multi-ethnique. Cela a été le début d’un modèle unique et nouveau d’ecclésiologie dans laquelle des évêques de différentes nationalités pouvaient agir à l’intérieur d’une unique Eglise locale et sur le même territoire canonique, avec des diocèses qui avaient été créés non pas sur des bases territoriales mais sur des bases ethniques. Ce modèle ne correspondait pas à l’ecclésiologie de l’Eglise ancienne mais il convenait à la nouvelle réalité qui existait à la suite de l’émigration en Europe et en Amérique. Si les événements avaient été conformes au plan prévu par saint Tikhon, une Eglise locale orthodoxe en Amérique aurait pu être créée dans les années vingt, avec à sa tête un métropolite, sous la juridiction duquel des évêques de différentes nationalités auraient pris soin des fidèles de leur propre origine nationale, que ce soit des Russes, des Ukrainiens, des Grecs, des Antiochiens, des Roumains, etc. Cependant, à la suite de l’immigration massive de Grecs provenant de l’ancien Empire ottoman en Europe, en Amérique et en Australie dans les années vingt, des sièges métropolitains dépendant du Patriarcat de Constantinople ont été créés sur ces continents. De plus, le Patriarcat de Constantinople a déclaré que sa juridiction s’étendait à toute l’Eglise en « diaspora », ce qui, dans sa définition, incluait pratiquement toute l’Europe de l’ouest, l’Amérique du nord et celle du sud, ainsi que l’Australie et l’Océanie. En Amérique du nord cependant, il existait déjà une Eglise orthodoxe ayant à sa tête un métropolite russe. La création d’une juridiction de Constantinople a créé des divisions à l’intérieur de l’orthodoxie américaine, ce qui s’est confirmé par la création ultérieure d’autres juridictions. En 1970, l’Eglise russe orthodoxe, inspirée par la vision de saint Tikhon d’une seule Eglise orthodoxe sur le continent américain, a accordé l’autocéphalie à la partie de l’orthodoxie américaine qui était auparavant sous son autorité canonique. L’espoir était que les orthodoxes d’autres juridictions se joindraient éventuellement à cette Eglise autocéphale, qui a reçu le nom d’Eglise orthodoxe en Amérique (O.C.A.). Cependant, cela n’est pas encore arrivé et en Amérique il y a actuellement des diocèses métropolitains, des archidiocèses et des diocèses de différentes Eglises orthodoxes locales, à côté de l’Eglise orthodoxe autocéphale en Amérique.
Dans cette situation, je crois que l’originalité de l’O.C.A. tient dans le fait que cela a été la première Eglise orthodoxe sur le continent américain à s’être déclarée elle-même américaine. Ce qui signifie qu’elle n’est pas une des Eglises ethniques de la « diaspora », mais l’Eglise orthodoxe des Etats-Unis, du Canada et du Mexique. Ce qui signifie être le témoignage vivant de l’universalité du christianisme orthodoxe. Comme l’a dit le métropolite Kallistos Ware, «l’Eglise orthodoxe n’est pas quelque chose d’exotique ou d’oriental, c’est tout simplement le christianisme. Nous pouvons donc dire à toute personne qui voudrait se joindre à l’Eglise orthodoxe : « Vous n’avez pas besoin d’être ou de devenir Russe ou Grec ou Antiochien pour être orthodoxe. Vous n’avez pas besoin de devenir exotique ou oriental, vous pouvez être orthodoxe en gardant votre identité nationale ou culturelle. »
Cependant, tout en étant américaine, l’Eglise orthodoxe sur le continent américain doit être capable d’assister pastoralement tous les groupes ethniques qui en auraient besoin. Cette sorte de disponibilité fait véritablement partie de l’expérience américaine. L’Eglise doit aussi être capable de réagir aux nouvelles vagues d’immigration, en incorporant les nouveaux immigrants, avec leurs langues et leurs cultures. La tâche de l’Eglise orthodoxe en Amérique vis-à-vis des immigrants doit consister non pas à les « américaniser », mais à les christianiser et à les « orthodoxiser ». D’où le besoin d’être ouverte aux nouvelles potentialités offertes par les nouvelles immigrations.
En Hongrie, où j’ai servi comme évêque pendant plus de cinq ans, nous avons des chrétiens orthodoxes qui parlent hongrois ou russe. Mais le diocèse était initialement désigné comme hongrois, et non russe. Par conséquent une des tâches de l’évêque est de maintenir la prédominance de son caractère hongrois. Par exemple, quand je célèbre la liturgie le dimanche dans notre cathédrale de Budapest, quatre-vingt-dix pour cent de la célébration a lieu en hongrois et seulement cinq pour cent et en grec et en slavon. D’un autre côté, je ne peux pas passer outre les besoins des russophones ; par conséquent, dans la cathédrale nous avons des offices en slavon les jours de semaine, à la demande de nos « Russes », y compris les Ukrainiens, les Biélorusses, les Moldaves et les autres. Tous les prêtres de notre diocèse, à une exception près, sont Hongrois de naissance. Mais, autant que je sache, tous (sans aucune instruction de ma part) utilisent non seulement le hongrois mais aussi le slavon et occasionnellement le grec dans les services liturgiques.
Je ne suis pas dans une position de donner des conseils pratiques, je dis seulement que le pasteur, qu’il soit évêque ou prêtre, doit être sensible aux besoins de son troupeau. Ceci était, je crois, la vision de saint Tikhon, quand il rêvait d’une Eglise orthodoxe unie d’Amérique du nord, dans laquelle toute personne de quelque origine ethnique qu’elle soit pouvait se sentir chez elle.
P.B. Partout, les chrétiens orthodoxes, et tout particulièrement ces derniers temps en Amérique, ont tenté de définir ce que devaient être les relations justes entre conciliarité et hiérarchie, les évêques, le clergé et les laïcs, à tous les niveaux de la vie de l’Eglise. Comment comprenez-vous ces relations ?
Mgr.Hilarion (Alfeyev) Ici aussi, je voudrais réfléchir au regard de l’histoire, même si dans ce cas il nous faut revenir beaucoup plus loin, aux premiers siècles de l’Eglise, où on trouvera les fondements d’une réponse à votre question. L’Eglise orthodoxe est épiscopale, dans la mesure où la primauté dans chaque diocèse revient à l’évêque. Dans l’Eglise primitive, comme nous l’avons appris de saint Ignace, la garantie de la catholicité de chaque Eglise locale était l’existence d’une seule assemblée eucharistique, présidée par l’évêque, choisi comme chef du peuple de Dieu.
Le rôle éminent de l’évêque tient au fait qu’il occupe la place du Christ dans l’assemblée eucharistique. C’est cette compréhension qui explique que ce qu’on appelle habituellement la « monarchie épiscopale » (un évêque dans chaque communauté ou Eglise) ait été généralement acceptée par l’Eglise ancienne.
Etant le seul chef de l’Eglise dans un lieu donné, l’évêque gouverne cependant l’Eglise non pas seul, mais en coopération avec les prêtres et les diacres. L’évêque ne possède pas le pouvoir ou l’autorité ecclésiastique par lui-même, à cause de son ordination épiscopale, mais il est un membre de l’Eglise locale qui lui a confié ce service. En-dehors de la communauté ecclésiale, le ministère de l’évêque perd sa signification et son efficacité. Et s’il agit de manière autoritaire, s’il ne consulte pas le clergé et les laïcs avant de prendre des décisions importantes, s’il agit en son propre nom plutôt qu’en tenant compte des besoins de la communauté, alors son ministère ne correspond plus à la règle.
Il est clair qu’au niveau de chaque diocèse, la primauté revient à l’évêque diocésain. Au niveau de l’Eglise locale constituée de plusieurs diocèses, cependant, le principe de primauté s’ouvre à des formes de gouvernement collégial. En pratique, cela signifie que le primat de l’Eglise locale est « le premier parmi les égaux » parmi les évêques de son Eglise : il n’interfère pas dans les affaires internes des diocèses et n’a pas de juridiction directe sur eux, même s’il a des fonctions de coordination dans les domaines qui dépassent la compétence de chaque évêque diocésain.
Bien que les droits et les devoirs du primat varient dans les différentes Eglises locales, il n’y a pas une seule Eglise locale qui ne lui accordent l’autorité suprême, même si c’est le concile qui détient toujours l’autorité finale. Par exemple, dans l’Eglise russe orthodoxe, l’autorité dogmatique est donnée par le concile local, dans lequel non seulement les évêques mais aussi le clergé, les moines et les laïcs participent, cependant la plus haute forme de gouvernement hiérarchique demeure le concile des évêques. Dans l’Eglise orthodoxe en Amérique, le pouvoir administratif suprême est détenu par le concile panaméricain.
P.B. Quel fut le rôle des prêtres et des laïcs dans le gouvernement de l’Eglise ?
Mgr.Hilarion (Alfeyev) Les anciens conciles de l’Eglise ont été en fait des conciles d’évêques. Les prêtres pouvaient participer à ces conciles seulement comme conseillers ou représentants des évêques (par exemple des légats du pape prirent part aux conciles oecuméniques) et les laïcs n’y ont participé que s’ils jouaient un rôle particulier (comme l’empereur qui convoquait le concile). Cependant, dans l’Eglise ancienne, les clercs et les laïcs prenaient part à l’élection de l’évêque. Par conséquent, lorsque l’évêque représentait le diocèse au concile, par le seul fait d’avoir été élu par le peuple de Dieu, il représentait légitimement le clergé et les laïcs. De nos jours, le clergé et les laïcs prennent part à l’élection des évêques dans certaines Eglises orthodoxes. Ils participent également à divers organes de gouvernement ou de contrôle.
P.B. Pour être clair, trouvez-vous convenable que les conciles, y compris ceux qui comportent les élections d’évêques et les décisions à propos de la vie de l’Eglise, soient composés d’évêques, de clercs et de laïcs ?
Mgr.Hilarion (Alfeyev) Il y a différentes catégories de conciles. Dans l’Eglise russe, par exemple, l’autorité suprême en matière de théologie et de dogmatique réside dans le concile local qui comprend des évêques, des clercs, des moines et des laïcs. L’autorité administrative se situe au niveau du concile des évêques qui est convoqué tous les quatre ans. Entre ces conciles il y a le Saint Synode, présidé par le patriarche, qui est l’autorité suprême en matière administrative. Seuls les évêques participent et votent au concile des évêques et aux sessions du Saint Synode. Cependant, un nombre significatif de clercs et de laïcs sont invités à participer en tant qu’experts en différents domaines. Donc les décisions du concile des évêques et du Saint Synode sont basées sur les compétences et les espoirs du peuple, laïcs ou ordonnés, dans tous les domaines de la vie de l’Eglise.
P.B. Voudriez-vous faire d’autres remarques sur le rôle des personnes non ordonnées dans la vie de l’Eglise ?
Mgr.Hilarion (Alfeyev) Le peuple de Dieu inclut à la fois les personnes ordonnées et non ordonnées, qui toutes ensemble constituent « le sacerdoce royal », dont parle saint Pierre dans son Epître. La division entre ceux qui enseignent et ceux qui sont enseignés, entre ceux qui sont initiés et ceux qui initient, entre ordonnés et non ordonnés est étrangère à la tradition théologique orthodoxe. Ces divisions proviennent de la scolastique médiévale, à travers des arguments qui proviennent de discussions entre catholiques romains et protestants, à l’époque de la Réforme.
De nos jours, les personnes ordonnées et non ordonnées enseignent de la même manière la théologie dans les écoles, les séminaires et les facultés, peuvent prêcher à l’église et faire beaucoup d’autres choses. Beaucoup des théologiens les plus importants des deux derniers siècles étaient des laïcs, comme Khomiakov, Lossky ou Evdokimov, pour n’en nommer que quelques-uns. La seule chose réservée au clergé est la célébration liturgique et les sacrements. Mais la présence et l’active participation des laïcs est aussi importante que la présence du célébrant. La divine liturgie, par exemple, constitue un « acte commun » dans lequel les laïcs participent par la prière, le chant et, le plus important, par la sainte communion.
P.B. Comment voyez-vous les relations entre l’évêque et le clergé d’un diocèse ? Quel commentaire voulez-vous faire sur cette question, en vous basant sur votre expérience ?
Mgr.Hilarion (Alfeyev) Je crois que l’évêque doit être à la fois le père et le frère des prêtres de son diocèse. Malheureusement, ceci n’arrive pas très souvent. Si le diocèse est trop grand ou l’évêque trop occupé, il est difficile d’établir des relations « familiales », construites sur une confiance et un amour mutuels. J’ai vu cependant un exemple très significatif de telles relations, dans un diocèse américain : le diocèse de Wichita, de la juridiction antiochienne en Amérique du Nord. J’avais été invité à parler lors de leur retraite annuelle et j’avais pu observer leur manière de vivre pendant plusieurs jours. Je dois admettre que je n’avais jamais vu une telle qualité de fraternité et d’amour spirituel entre le clergé et leur évêque. Depuis lors, je considère que l’évêque Basile de Wichita comme un modèle de véritable pasteur.
Dans mon diocèse de Hongrie, j’ai hérité d’une situation assez difficile. Mon prédécesseur n’était pas en bons termes avec certains membres du clergé et il y avait beaucoup de tensions. Quand il est parti et que je suis arrivé, ma première réunion avec le clergé a été l’écoute d’une longue liste d’amères plaintes. Il m’a été demandé de changer beaucoup de choses immédiatement mais j’ai dû répondre que j’avais besoin de temps pour faire ma propre évaluation de ce qui devait être fait. Puis, j’ai simplement observé et j’ai appris pendant une année, avant de commencer à mettre en place certains changements, avec le consentement et le soutien du clergé. J’ai eu aussi beaucoup de rencontres avec les prêtres, à la fois tous ensemble et avec chacun d’eux séparément. Je suis heureux de pouvoir dire que nous avons créé une communauté qui vit maintenant comme une famille. Tout notre clergé, à une exception près, est composé de Hongrois de naissance. Mais je crois vraiment que tous me soutiennent de tout coeur et me considèrent vraiment comme leur évêque. Quand les relations sont basées sur le respect mutuel, la confiance et la fraternité, le facteur ethnique perd de son importance ou disparaît presque complètement.
P.B. Les chefs des Eglises orthodoxes se sont réunis récemment à Istanbul. Leur déclaration commune s’exprimait sur la nécessité de prendre en compte les « anomalies canoniques dans ce qu’on appelle la diaspora ». L’O.C.A. n’était naturellement pas présente, dans la mesure où notre autocéphalie n’est pas reconnu par le Patriarcat de Constantinople. Comment voyez-vous la contribution, le rôle et la position de l’O.C.A. dans le monde orthodoxe aujourd’hui ?
Mgr.Hilarion (Alfeyev) Je crois que le fait de donner l’autocéphalie à l’O.C.A. était un acte prophétique de la part de l’Eglise russe orthodoxe. Une des plus importantes caractéristiques de l’O.C.A. dans la période 1970-1990 a été sa grande réputation à travers le monde, peut-être particulièrement par le grand travail missionnaire du séminaire Saint Vladimir et ses personnalités les plus remarquables, comme les pères Georges Florovsky, Alexandre Schmemann et Jean Meyendorff. Bien que l’O.C.A soit demeurée non reconnue par Constantinople comme une Eglise autocéphale, ses mérites dans le domaine de la mission, de l’éducation et de l’évangélisation ont été reconnus dans le monde entier. En d’autres termes, sa célébrité a été largement due aux personnalités qui la représentaient sur la scène internationale. On a senti qu’après la mort inattendue du père Jean Meyendorf, la réputation de l’O.C.A. a commencé à décliner sensiblement. Il est vrai que les troubles récents ont à nouveau nui à sa réputation. De grands efforts seront nécessaires pour restaurer sa crédibilité dans le monde orthodoxe.
Avant les années 1990, l’O.C.A., avait des relations très étroites avec l’Eglise orthodoxe russe. Pendant les quinze dernières années, ces relations se sont espacées. Je ne peux pas donner une liste de tous les facteurs qui ont contribué à cet éloignement, mais je crois qu’un certain manque de direction et de vision en a été une des causes. L’Eglise russe était l’Eglise-mère de l’O.C.A., mais en 1970, elle est devenue l’Eglise-soeur de l’O.C.A. Mais jusqu’à ce que l’autocéphalie de l’O.C.A. soit universellement reconnue, elle aura besoin de son ancienne Eglisemère, au moins comme une sorte de point de référence. Il est clair pour moi qu’il n’y a personne d’autre pour défendre activement l’O.C.A. en tant qu’Eglise autocéphale, et il n’y a pas de retour en arrière possible puisque l’autocéphalie ne peut pas être révoquée par l’ancienne Eglise-mère. Je crois cependant que des efforts particuliers devront être faits, de manière à restaurer la confiance entre le Patriarcat de Moscou et l’O.C.A.
L’O.C.A. joue un rôle particulier dans l’orthodoxie américaine, à travers sa participation à la S.C.O.B.A., elle est déjà impliquée dans le travail pour l’unité panorthodoxe sur le continent américain. Je crois qu’un jour, tôt ou tard, il y aura une Eglise orthodoxe unie d’Amérique, qui englobera toutes les juridictions existant actuellement. Il est clair cependant que nous avons un long chemin devant nous et que sur ce chemin l’O.C.A., qui est déjà constituée comme une Eglise autocéphale, devra aider les autres Eglises orthodoxes à se reconnaître elles-mêmes comme membres de l’orthodoxie américaine.
P.B. De nombreuses fois, vous avez rappelé aux rassemblements oecuméniques l’importance du témoignage orthodoxe dans les domaines théologiques, moraux et éthiques. Croyez-vous que le dialogue oecuménique tienne ses promesses ?
Mgr.Hilarion (Alfeyev) Après plus de treize ans d’intense implication dans l’oecuménisme, je peux exprimer ma profonde déception des formes existantes d’oecuménisme officiel, représentées par des organisations comme le Conseil oecuménique des Eglises et la Conférence des Eglises européennes et d’autres organisations similaires. Mon impression est qu’elles ont épuisé leur potentiel initial. Théologiquement, elles ne nous mènent nulle part. Elles produisent des textes qui, pour la plupart d’entre eux, sont fades et sans inspiration. La raison de cela est que ces organisations incluent des représentants d’une large variété d’Eglises, des plus conservatrices aux plus libérales, et que la diversité de vues est si grande qu’elles ne peuvent pas exprimer grand chose en commun si ce n’est des propos polis et politiquement corrects concernant des « appels communs à l’unité », « engagements mutuels » et « responsabilités partagées ».
Je constate qu’il y a maintenant un grand fossé entre des Eglises qui tentent de conserver la sainte tradition et celles qui révisent constamment leurs vues afin de correspondre au standard moderne. Cette divergence est vraiment évidente tant en ce qui concerne l’enseignement religieux, y compris la doctrine et l’ecclésiologie, qu’en ce qui concerne la vie de l’Eglise dans son ensemble (prière, liturgie et sacrements) et la morale.
Mon opinion est que la récente libéralisation de l’enseignement et de la pratique dans beaucoup de communautés protestantes les a grandement éloignés à la fois des orthodoxes et des catholiques romains. Ceci a également altéré le témoignage chrétien commun vis-à-vis du monde sécularisé. La voix du monde chrétien est de nos jours grandement discordante : nous prêchons un enseignement moral contradictoire, nos positions doctrinales divergent et nos positions dans le domaine social sont totalement opposées. On se demande parfois si on peut encore parler de « christianisme », ou s’il ne serait pas plus convenable de parler de « christianités », ce qui signifierait qu’il y ait clairement diverses versions de la foi chrétienne.
Dans ces circonstances, je ne suis pas très optimiste sur les possibilités de dialogue avec les communautés protestantes. Je suis aussi beaucoup moins optimiste concernant les relations entre anglicans et orthodoxes, que mon bien-aimé professeur, le métropolite Kallistos Ware. Mon avis est qu’il n’y a que deux dialogues œcuméniques prometteurs, l’un entre les orthodoxes et les catholiques romains et l’autre entre nous et les orthodoxes orientaux (coptes, arméniens, syriaques, éthiopiens…). Bien qu’il y ait des différences théologiques bien connues entre ces trois traditions, il y a aussi beaucoup de choses en commun : nous croyons tous en Christ pleinement Homme et pleinement Dieu, nous croyons tous à la succession apostolique et de facto nous reconnaissons les sacrements les uns des autres.
Même concernant les relations entre les catholiques romains et les orthodoxes, y compris les orientaux, nous avons besoin de nouvelles formes de dialogue et de coopération. Il n’est pas suffisant de venir tous les deux ans participer à une discussion théologique sur des questions relatives à des controverses qui ont eu lieu il y a dix ou quinze siècles. Nous avons besoin de considérer la possibilité de former un front commun pour la défense du christianisme traditionnel sans attendre que nos différences théologiques aient disparu. J’appelle à appliquer cette proposition de front commun, une alliance stratégique entre les catholiques romains et les orthodoxes. J’évite délibérément d’appeler cela une « union » ou un « concile », parce que je veux éviter toute réminiscence historique et connotation ecclésiastique. Mon propos n’est pas d’appeler à une autre union sur des questions dogmatiques et théologiques. Je suis plutôt en faveur de proposer un nouveau type de partenariat, basé sur la compréhension du fait que nous ne sommes plus ennemis ou compétiteurs : nous sommes alliés et partenaires en face de défis communs, comme le sécularisme militant, l’islam agressif et beaucoup d’autres. Nous pouvons faire face à ces défis ensemble et unir nos forces, de manière à protéger le christianisme traditionnel, avec son enseignement doctrinal et moral.
P.B. Comme auteur de nombreuses publications universitaires comprenant des réflexions nouvelles sur l’éducation théologique en Russie, pourriez-vous nous parler de la manière dont le travail académique peut influencer la foi, et comment la foi peut avoir un impact sur la recherche universitaire ?
Mgr.Hilarion (Alfeyev) Je ne pense pas que tout responsable d’Eglise doive être un universitaire, au sens technique du terme : passant du temps en bibliothèque, faisant des recherches et polissant des notes de bas de page. Non pas que je partage l’opinion selon laquelle les chefs d’Eglise n’ont pas besoin d’être de bons théologiens. Les anciens Pères étaient tous théologiens, même si on peut difficilement dire d’eux qu’ils aient été des chercheurs universitaires.
J’étais récemment à Toronto et, parmi d’autres choses, j’ai donné une conférence sur la formation théologique au vingt-et-unième siècle. J’ai développé en particulier le fait qu’un des problèmes majeurs dans le christianisme contemporain réside dans un divorce entre théorie et pratique, entre foi et connaissance, entre théologie et vie. De nos jours, la connaissance dans le domaine théologique ne suppose pas nécessairement une foi préalable. Vous pouvez être un « théologien » et ne faire partie d’aucune communauté d’Eglise. En principe, vous n’avez pas besoin de croire en Dieu pour obtenir un diplôme de théologie. La théologie est réduite à l’un des sujets de la connaissance humaine, à côté de la chimie, des mathématiques ou de la biologie.
Il y a également un autre divorce : entre théologie et liturgie. Pour un théologien orthodoxe, les textes liturgiques ne sont pas simplement le travail de théologiens et poètes exceptionnels, mais aussi les fruits d’une expérience de prière de ceux qui ont atteint une certaine sainteté. Les textes liturgiques ont été acceptés par l’Eglise entière comme une règle de foi (Kanon pisteos) parce qu’ils ont été lus et chantés partout dans les Eglises orthodoxes depuis des siècles. Depuis ce temps, toute idée fausse ou étrangère à l’orthodoxie, qui aurait pu y figurer, ainsi que les malentendus ou les mauvaises interprétations ont été éliminés par la tradition de l’Eglise elle-même, ne laissant qu’une pure doctrine faisant autorité, habillée par la forme poétique des hymnes de l’Eglise.
Redécouvrir le lien entre théologie, liturgie et pratique, entre lex orandi, lex credendi et lex vivendi doit être une des tâches les plus urgentes de la formation théologique au vingt-et-unième siècle. La notion même d’une théologie comme exclusivement connaissance livresque doit être mise en question. L’idée même d’une faculté de théologie comme l’une des autres facultés d’une université séculière doit être réexaminée. Les notions de théologie « non confessionnelle », « impartiale », « objective » ou « inclusive », opposées à « confessionnelle » ou « exclusive » doivent être reconsidérées. Je crois que ceci s’applique à la fois à la situation européenne et nord-américaine.
P.B. Votre Eminence, vos compositions musicales, inspirées par les Ecritures, la patristique et les textes liturgiques, ont eu un grand succès. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur la place de la musique dans votre vie, y compris dans votre vie spirituelle, et sur les relations entre foi et culture ?
Mgr.Hilarion (Alfeyev) La musique a joué un rôle très significatif dans ma vie, même si mon implication dans la pratique de la musique n’a pas été toujours aussi intense qu’elle ne l’est actuellement. J’ai étudié la musique entre l’âge de trois et vingt ans et la musique est devenue une part de moi-même. La musique aurait pu être ma profession, mais à l’âge de vingt ans, je suis entré au monastère et j’ai décidé de consacrer ma vie au service de l’Eglise. J’ai pris les choses d’une manière assez radicale, et décidé que, puisque je devais renoncer au monde et que la seule chose qui m’y rattachait était la musique, je devais renoncer à elle. C’est ce que j’ai fait. Pendant plusieurs années, je ne me suis pas autorisé même à écouter de la musique ni à en parler, ni à en jouer ou à en composer. Quand je suis devenu moins radical, j’ai recommencé à écouter de la musique classique.
Mais c’est relativement récemment, en juin 2006, que j’ai recommencé à composer de la musique, après une interruption de près de vingt ans. J’ai commencé avec la divine liturgie, que j’ai composée en dix jours, tout en voyageant de Moscou à Budapest, puis de Vienne à Annecy en passant par Genève. Certains morceaux ont été composés dans les aéroports ou dans l’avion. Par exemple, les béatitudes ont été composées à l’aéroport de Sheremetyevo, le trisagion dans l’avion de Moscou à Budapest, certaines litanies dans l’aéroport de Genève et d’autres pièces à Annecy, pendant les réunions de la commission de Foi et Constitution du Conseil oecuménique des Eglises. Puis en août de la même année, quand j’étais plus ou moins en vacances à Moscou, j’ai composé l’agrypnie. Puis, le 19 août, pendant que je conduisais en venant de Vienne où je venais de célébrer la Transfiguration, me rendant à Budapest où je devais célébrer la mémoire de saint Stéphane de Hongrie le lendemain, l’idée m’est venue de composer la Passion selon saint Matthieu, en utilisant le modèle de Bach, mais en y mettant un contenu orthodoxe. En revenant de Budapest, j’ai commencé à composer dans ma tête les premières mélodies. Cela m’a pris trois semaines pour composer à peu près quatre-vingt pour cent de la musique. Je l’ai laissée de côté à peu près deux mois, après quoi je m’y suis remis, j’ai ajouté quelques pièces et effectué une totale révision.
La « muse » a disparu ensuite un certain temps et n’est revenue que le trente janvier ; lorsque je marchais le long de la Tamise, en face du Parlement, j’ai soudain commencé à entendre la musique de « Gloire à Dieu au plus haut des cieux… ». Trois mois après, le trente avril, l’Oratorio de Noël était achevé. Il y a eu ensuite une coupure de plus d’un an, jusqu’à ce que je me rende en Finlande pour de courtes vacances cette année. J’y ai passé une semaine, en produisant une symphonie chorale sur les Psaumes. Voici ma courte biographie musicale.
Quand j’ai redécouvert la musique à l’âge de quarante ans, je l’ai vue non seulement comme une inspiration intéressante, mais aussi comme un puissant outil missionnaire, pouvant être utilisé pour prêcher le Christ. Les éléments les plus significatifs de mes deux plus grandes compositions, la Passion et l’Oratorio de Noël, sont une lecture de l’Evangile. La musique illustre l’Evangile et pour ainsi dire aide celui qui écoute, émotionnellement et spirituellement, à travers la narration de la vie et de la mort du Christ. Je trouve aussi qu’il y a des choses qu’on ne peut pas transmettre aux autres personnes par les mots, mais qu’on peut communiquer par la musique. La musique est un autre genre de langage, permettant un accès plus direct et plus intime au coeur de l’homme.
La musique et les autres arts, aussi bien que la culture en général peuvent porter le message chrétien. Paul Florensky a noté que le mot culture dérive du mot culte, ce qui permet d’insister sur la nature sacrée de la culture. A notre époque moderne, la culture est très souvent transformée en anti-culture et, au lieu de porter un message spirituel, devient un outil pour conduire les hommes vers les passions, la dépression ou l’agression. Je crois que l’Eglise a besoin de construire des ponts entre Elle et le monde de l’art et de la culture, en apportant les trésors de sa propre culture et en influençant positivement la culture séculière. Nous avons de grandes choses à offrir au monde, non seulement à l’intérieur de notre Eglise, mais aussi à l’extérieur. Un dialogue entre l’Eglise et la culture est un des grands impératifs missionnaires pour le vingt-et-unième siècle.
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[1] Source : Séminaire Saint-Vladimir, 30 octobre 2008
Traduit de l’anglais pour Orthodoxie.com par Y.P.
P.B. Votre Excellence, en tant que pasteur et universitaire, avec une double expérience à la fois au sein du Patriarcat de Moscou et au niveau mondial, vous avez pu réfléchir et vous exprimer sur un grand nombre de sujets, parmi lesquels certains sont d’une importance capitale pour nous, à l’intérieur de l’Eglise orthodoxe en Amérique, alors que nous nous préparons à nous réunir à l’occasion d’un synode au cours duquel nous élirons un nouveau primat. Pendant que nous, en Amérique, réfléchissons aux origines de notre autocéphalie, aux récents scandales à l’intérieur de notre Eglise, aux défis auxquels nous devons faire face, quelle voie pensez-vous être celle qui nous permettrait d’aller de l’avant ?
Mgr.Hilarion (Alfeyev) Je pense très utile ici de rappeler l’histoire de plus de deux siècles de présence orthodoxe en Amérique du nord. L’orthodoxie est arrivée en Amérique du nord de Russie par l’Alaska (qui, comme nous l’a rappelé le gouverneur Sarah Palin, est en quelque sorte la frontière orientale de la Russie). Les racines de l’orthodoxie en Amérique du nord remontent à saint Germain de l’Alaska, qui est arrivé en Alaska en 1794 et y a passé plus de quarante ans, et à saint Innocent (Veniaminov) qui est devenu plus tard métropolite de Moscou. En 1872, cinq ans après la vente de l’Alaska aux Etats-Unis, le siège de l’évêque russe a été transféré à San Francisco. De 1898 à 1907, saint Tikhon, futur patriarche de Russie, a gouverné ce diocèse. C’est lui qui a organisé le concile panaméricain de 1907 et qui a renommé le diocèse « l’Eglise catholique orthodoxe russo-grecque en Amérique du nord. » Ici commence la future autocéphalie de l’Eglise orthodoxe américaine. Mais l’orthodoxie en Amérique est vite devenue multi-ethnique. Cela a été le début d’un modèle unique et nouveau d’ecclésiologie dans laquelle des évêques de différentes nationalités pouvaient agir à l’intérieur d’une unique Eglise locale et sur le même territoire canonique, avec des diocèses qui avaient été créés non pas sur des bases territoriales mais sur des bases ethniques. Ce modèle ne correspondait pas à l’ecclésiologie de l’Eglise ancienne mais il convenait à la nouvelle réalité qui existait à la suite de l’émigration en Europe et en Amérique. Si les événements avaient été conformes au plan prévu par saint Tikhon, une Eglise locale orthodoxe en Amérique aurait pu être créée dans les années vingt, avec à sa tête un métropolite, sous la juridiction duquel des évêques de différentes nationalités auraient pris soin des fidèles de leur propre origine nationale, que ce soit des Russes, des Ukrainiens, des Grecs, des Antiochiens, des Roumains, etc. Cependant, à la suite de l’immigration massive de Grecs provenant de l’ancien Empire ottoman en Europe, en Amérique et en Australie dans les années vingt, des sièges métropolitains dépendant du Patriarcat de Constantinople ont été créés sur ces continents. De plus, le Patriarcat de Constantinople a déclaré que sa juridiction s’étendait à toute l’Eglise en « diaspora », ce qui, dans sa définition, incluait pratiquement toute l’Europe de l’ouest, l’Amérique du nord et celle du sud, ainsi que l’Australie et l’Océanie. En Amérique du nord cependant, il existait déjà une Eglise orthodoxe ayant à sa tête un métropolite russe. La création d’une juridiction de Constantinople a créé des divisions à l’intérieur de l’orthodoxie américaine, ce qui s’est confirmé par la création ultérieure d’autres juridictions. En 1970, l’Eglise russe orthodoxe, inspirée par la vision de saint Tikhon d’une seule Eglise orthodoxe sur le continent américain, a accordé l’autocéphalie à la partie de l’orthodoxie américaine qui était auparavant sous son autorité canonique. L’espoir était que les orthodoxes d’autres juridictions se joindraient éventuellement à cette Eglise autocéphale, qui a reçu le nom d’Eglise orthodoxe en Amérique (O.C.A.). Cependant, cela n’est pas encore arrivé et en Amérique il y a actuellement des diocèses métropolitains, des archidiocèses et des diocèses de différentes Eglises orthodoxes locales, à côté de l’Eglise orthodoxe autocéphale en Amérique.
Dans cette situation, je crois que l’originalité de l’O.C.A. tient dans le fait que cela a été la première Eglise orthodoxe sur le continent américain à s’être déclarée elle-même américaine. Ce qui signifie qu’elle n’est pas une des Eglises ethniques de la « diaspora », mais l’Eglise orthodoxe des Etats-Unis, du Canada et du Mexique. Ce qui signifie être le témoignage vivant de l’universalité du christianisme orthodoxe. Comme l’a dit le métropolite Kallistos Ware, «l’Eglise orthodoxe n’est pas quelque chose d’exotique ou d’oriental, c’est tout simplement le christianisme. Nous pouvons donc dire à toute personne qui voudrait se joindre à l’Eglise orthodoxe : « Vous n’avez pas besoin d’être ou de devenir Russe ou Grec ou Antiochien pour être orthodoxe. Vous n’avez pas besoin de devenir exotique ou oriental, vous pouvez être orthodoxe en gardant votre identité nationale ou culturelle. »
Cependant, tout en étant américaine, l’Eglise orthodoxe sur le continent américain doit être capable d’assister pastoralement tous les groupes ethniques qui en auraient besoin. Cette sorte de disponibilité fait véritablement partie de l’expérience américaine. L’Eglise doit aussi être capable de réagir aux nouvelles vagues d’immigration, en incorporant les nouveaux immigrants, avec leurs langues et leurs cultures. La tâche de l’Eglise orthodoxe en Amérique vis-à-vis des immigrants doit consister non pas à les « américaniser », mais à les christianiser et à les « orthodoxiser ». D’où le besoin d’être ouverte aux nouvelles potentialités offertes par les nouvelles immigrations.
En Hongrie, où j’ai servi comme évêque pendant plus de cinq ans, nous avons des chrétiens orthodoxes qui parlent hongrois ou russe. Mais le diocèse était initialement désigné comme hongrois, et non russe. Par conséquent une des tâches de l’évêque est de maintenir la prédominance de son caractère hongrois. Par exemple, quand je célèbre la liturgie le dimanche dans notre cathédrale de Budapest, quatre-vingt-dix pour cent de la célébration a lieu en hongrois et seulement cinq pour cent et en grec et en slavon. D’un autre côté, je ne peux pas passer outre les besoins des russophones ; par conséquent, dans la cathédrale nous avons des offices en slavon les jours de semaine, à la demande de nos « Russes », y compris les Ukrainiens, les Biélorusses, les Moldaves et les autres. Tous les prêtres de notre diocèse, à une exception près, sont Hongrois de naissance. Mais, autant que je sache, tous (sans aucune instruction de ma part) utilisent non seulement le hongrois mais aussi le slavon et occasionnellement le grec dans les services liturgiques.
Je ne suis pas dans une position de donner des conseils pratiques, je dis seulement que le pasteur, qu’il soit évêque ou prêtre, doit être sensible aux besoins de son troupeau. Ceci était, je crois, la vision de saint Tikhon, quand il rêvait d’une Eglise orthodoxe unie d’Amérique du nord, dans laquelle toute personne de quelque origine ethnique qu’elle soit pouvait se sentir chez elle.
P.B. Partout, les chrétiens orthodoxes, et tout particulièrement ces derniers temps en Amérique, ont tenté de définir ce que devaient être les relations justes entre conciliarité et hiérarchie, les évêques, le clergé et les laïcs, à tous les niveaux de la vie de l’Eglise. Comment comprenez-vous ces relations ?
Mgr.Hilarion (Alfeyev) Ici aussi, je voudrais réfléchir au regard de l’histoire, même si dans ce cas il nous faut revenir beaucoup plus loin, aux premiers siècles de l’Eglise, où on trouvera les fondements d’une réponse à votre question. L’Eglise orthodoxe est épiscopale, dans la mesure où la primauté dans chaque diocèse revient à l’évêque. Dans l’Eglise primitive, comme nous l’avons appris de saint Ignace, la garantie de la catholicité de chaque Eglise locale était l’existence d’une seule assemblée eucharistique, présidée par l’évêque, choisi comme chef du peuple de Dieu.
Le rôle éminent de l’évêque tient au fait qu’il occupe la place du Christ dans l’assemblée eucharistique. C’est cette compréhension qui explique que ce qu’on appelle habituellement la « monarchie épiscopale » (un évêque dans chaque communauté ou Eglise) ait été généralement acceptée par l’Eglise ancienne.
Etant le seul chef de l’Eglise dans un lieu donné, l’évêque gouverne cependant l’Eglise non pas seul, mais en coopération avec les prêtres et les diacres. L’évêque ne possède pas le pouvoir ou l’autorité ecclésiastique par lui-même, à cause de son ordination épiscopale, mais il est un membre de l’Eglise locale qui lui a confié ce service. En-dehors de la communauté ecclésiale, le ministère de l’évêque perd sa signification et son efficacité. Et s’il agit de manière autoritaire, s’il ne consulte pas le clergé et les laïcs avant de prendre des décisions importantes, s’il agit en son propre nom plutôt qu’en tenant compte des besoins de la communauté, alors son ministère ne correspond plus à la règle.
Il est clair qu’au niveau de chaque diocèse, la primauté revient à l’évêque diocésain. Au niveau de l’Eglise locale constituée de plusieurs diocèses, cependant, le principe de primauté s’ouvre à des formes de gouvernement collégial. En pratique, cela signifie que le primat de l’Eglise locale est « le premier parmi les égaux » parmi les évêques de son Eglise : il n’interfère pas dans les affaires internes des diocèses et n’a pas de juridiction directe sur eux, même s’il a des fonctions de coordination dans les domaines qui dépassent la compétence de chaque évêque diocésain.
Bien que les droits et les devoirs du primat varient dans les différentes Eglises locales, il n’y a pas une seule Eglise locale qui ne lui accordent l’autorité suprême, même si c’est le concile qui détient toujours l’autorité finale. Par exemple, dans l’Eglise russe orthodoxe, l’autorité dogmatique est donnée par le concile local, dans lequel non seulement les évêques mais aussi le clergé, les moines et les laïcs participent, cependant la plus haute forme de gouvernement hiérarchique demeure le concile des évêques. Dans l’Eglise orthodoxe en Amérique, le pouvoir administratif suprême est détenu par le concile panaméricain.
P.B. Quel fut le rôle des prêtres et des laïcs dans le gouvernement de l’Eglise ?
Mgr.Hilarion (Alfeyev) Les anciens conciles de l’Eglise ont été en fait des conciles d’évêques. Les prêtres pouvaient participer à ces conciles seulement comme conseillers ou représentants des évêques (par exemple des légats du pape prirent part aux conciles oecuméniques) et les laïcs n’y ont participé que s’ils jouaient un rôle particulier (comme l’empereur qui convoquait le concile). Cependant, dans l’Eglise ancienne, les clercs et les laïcs prenaient part à l’élection de l’évêque. Par conséquent, lorsque l’évêque représentait le diocèse au concile, par le seul fait d’avoir été élu par le peuple de Dieu, il représentait légitimement le clergé et les laïcs. De nos jours, le clergé et les laïcs prennent part à l’élection des évêques dans certaines Eglises orthodoxes. Ils participent également à divers organes de gouvernement ou de contrôle.
P.B. Pour être clair, trouvez-vous convenable que les conciles, y compris ceux qui comportent les élections d’évêques et les décisions à propos de la vie de l’Eglise, soient composés d’évêques, de clercs et de laïcs ?
Mgr.Hilarion (Alfeyev) Il y a différentes catégories de conciles. Dans l’Eglise russe, par exemple, l’autorité suprême en matière de théologie et de dogmatique réside dans le concile local qui comprend des évêques, des clercs, des moines et des laïcs. L’autorité administrative se situe au niveau du concile des évêques qui est convoqué tous les quatre ans. Entre ces conciles il y a le Saint Synode, présidé par le patriarche, qui est l’autorité suprême en matière administrative. Seuls les évêques participent et votent au concile des évêques et aux sessions du Saint Synode. Cependant, un nombre significatif de clercs et de laïcs sont invités à participer en tant qu’experts en différents domaines. Donc les décisions du concile des évêques et du Saint Synode sont basées sur les compétences et les espoirs du peuple, laïcs ou ordonnés, dans tous les domaines de la vie de l’Eglise.
P.B. Voudriez-vous faire d’autres remarques sur le rôle des personnes non ordonnées dans la vie de l’Eglise ?
Mgr.Hilarion (Alfeyev) Le peuple de Dieu inclut à la fois les personnes ordonnées et non ordonnées, qui toutes ensemble constituent « le sacerdoce royal », dont parle saint Pierre dans son Epître. La division entre ceux qui enseignent et ceux qui sont enseignés, entre ceux qui sont initiés et ceux qui initient, entre ordonnés et non ordonnés est étrangère à la tradition théologique orthodoxe. Ces divisions proviennent de la scolastique médiévale, à travers des arguments qui proviennent de discussions entre catholiques romains et protestants, à l’époque de la Réforme.
De nos jours, les personnes ordonnées et non ordonnées enseignent de la même manière la théologie dans les écoles, les séminaires et les facultés, peuvent prêcher à l’église et faire beaucoup d’autres choses. Beaucoup des théologiens les plus importants des deux derniers siècles étaient des laïcs, comme Khomiakov, Lossky ou Evdokimov, pour n’en nommer que quelques-uns. La seule chose réservée au clergé est la célébration liturgique et les sacrements. Mais la présence et l’active participation des laïcs est aussi importante que la présence du célébrant. La divine liturgie, par exemple, constitue un « acte commun » dans lequel les laïcs participent par la prière, le chant et, le plus important, par la sainte communion.
P.B. Comment voyez-vous les relations entre l’évêque et le clergé d’un diocèse ? Quel commentaire voulez-vous faire sur cette question, en vous basant sur votre expérience ?
Mgr.Hilarion (Alfeyev) Je crois que l’évêque doit être à la fois le père et le frère des prêtres de son diocèse. Malheureusement, ceci n’arrive pas très souvent. Si le diocèse est trop grand ou l’évêque trop occupé, il est difficile d’établir des relations « familiales », construites sur une confiance et un amour mutuels. J’ai vu cependant un exemple très significatif de telles relations, dans un diocèse américain : le diocèse de Wichita, de la juridiction antiochienne en Amérique du Nord. J’avais été invité à parler lors de leur retraite annuelle et j’avais pu observer leur manière de vivre pendant plusieurs jours. Je dois admettre que je n’avais jamais vu une telle qualité de fraternité et d’amour spirituel entre le clergé et leur évêque. Depuis lors, je considère que l’évêque Basile de Wichita comme un modèle de véritable pasteur.
Dans mon diocèse de Hongrie, j’ai hérité d’une situation assez difficile. Mon prédécesseur n’était pas en bons termes avec certains membres du clergé et il y avait beaucoup de tensions. Quand il est parti et que je suis arrivé, ma première réunion avec le clergé a été l’écoute d’une longue liste d’amères plaintes. Il m’a été demandé de changer beaucoup de choses immédiatement mais j’ai dû répondre que j’avais besoin de temps pour faire ma propre évaluation de ce qui devait être fait. Puis, j’ai simplement observé et j’ai appris pendant une année, avant de commencer à mettre en place certains changements, avec le consentement et le soutien du clergé. J’ai eu aussi beaucoup de rencontres avec les prêtres, à la fois tous ensemble et avec chacun d’eux séparément. Je suis heureux de pouvoir dire que nous avons créé une communauté qui vit maintenant comme une famille. Tout notre clergé, à une exception près, est composé de Hongrois de naissance. Mais je crois vraiment que tous me soutiennent de tout coeur et me considèrent vraiment comme leur évêque. Quand les relations sont basées sur le respect mutuel, la confiance et la fraternité, le facteur ethnique perd de son importance ou disparaît presque complètement.
P.B. Les chefs des Eglises orthodoxes se sont réunis récemment à Istanbul. Leur déclaration commune s’exprimait sur la nécessité de prendre en compte les « anomalies canoniques dans ce qu’on appelle la diaspora ». L’O.C.A. n’était naturellement pas présente, dans la mesure où notre autocéphalie n’est pas reconnu par le Patriarcat de Constantinople. Comment voyez-vous la contribution, le rôle et la position de l’O.C.A. dans le monde orthodoxe aujourd’hui ?
Mgr.Hilarion (Alfeyev) Je crois que le fait de donner l’autocéphalie à l’O.C.A. était un acte prophétique de la part de l’Eglise russe orthodoxe. Une des plus importantes caractéristiques de l’O.C.A. dans la période 1970-1990 a été sa grande réputation à travers le monde, peut-être particulièrement par le grand travail missionnaire du séminaire Saint Vladimir et ses personnalités les plus remarquables, comme les pères Georges Florovsky, Alexandre Schmemann et Jean Meyendorff. Bien que l’O.C.A soit demeurée non reconnue par Constantinople comme une Eglise autocéphale, ses mérites dans le domaine de la mission, de l’éducation et de l’évangélisation ont été reconnus dans le monde entier. En d’autres termes, sa célébrité a été largement due aux personnalités qui la représentaient sur la scène internationale. On a senti qu’après la mort inattendue du père Jean Meyendorf, la réputation de l’O.C.A. a commencé à décliner sensiblement. Il est vrai que les troubles récents ont à nouveau nui à sa réputation. De grands efforts seront nécessaires pour restaurer sa crédibilité dans le monde orthodoxe.
Avant les années 1990, l’O.C.A., avait des relations très étroites avec l’Eglise orthodoxe russe. Pendant les quinze dernières années, ces relations se sont espacées. Je ne peux pas donner une liste de tous les facteurs qui ont contribué à cet éloignement, mais je crois qu’un certain manque de direction et de vision en a été une des causes. L’Eglise russe était l’Eglise-mère de l’O.C.A., mais en 1970, elle est devenue l’Eglise-soeur de l’O.C.A. Mais jusqu’à ce que l’autocéphalie de l’O.C.A. soit universellement reconnue, elle aura besoin de son ancienne Eglisemère, au moins comme une sorte de point de référence. Il est clair pour moi qu’il n’y a personne d’autre pour défendre activement l’O.C.A. en tant qu’Eglise autocéphale, et il n’y a pas de retour en arrière possible puisque l’autocéphalie ne peut pas être révoquée par l’ancienne Eglise-mère. Je crois cependant que des efforts particuliers devront être faits, de manière à restaurer la confiance entre le Patriarcat de Moscou et l’O.C.A.
L’O.C.A. joue un rôle particulier dans l’orthodoxie américaine, à travers sa participation à la S.C.O.B.A., elle est déjà impliquée dans le travail pour l’unité panorthodoxe sur le continent américain. Je crois qu’un jour, tôt ou tard, il y aura une Eglise orthodoxe unie d’Amérique, qui englobera toutes les juridictions existant actuellement. Il est clair cependant que nous avons un long chemin devant nous et que sur ce chemin l’O.C.A., qui est déjà constituée comme une Eglise autocéphale, devra aider les autres Eglises orthodoxes à se reconnaître elles-mêmes comme membres de l’orthodoxie américaine.
P.B. De nombreuses fois, vous avez rappelé aux rassemblements oecuméniques l’importance du témoignage orthodoxe dans les domaines théologiques, moraux et éthiques. Croyez-vous que le dialogue oecuménique tienne ses promesses ?
Mgr.Hilarion (Alfeyev) Après plus de treize ans d’intense implication dans l’oecuménisme, je peux exprimer ma profonde déception des formes existantes d’oecuménisme officiel, représentées par des organisations comme le Conseil oecuménique des Eglises et la Conférence des Eglises européennes et d’autres organisations similaires. Mon impression est qu’elles ont épuisé leur potentiel initial. Théologiquement, elles ne nous mènent nulle part. Elles produisent des textes qui, pour la plupart d’entre eux, sont fades et sans inspiration. La raison de cela est que ces organisations incluent des représentants d’une large variété d’Eglises, des plus conservatrices aux plus libérales, et que la diversité de vues est si grande qu’elles ne peuvent pas exprimer grand chose en commun si ce n’est des propos polis et politiquement corrects concernant des « appels communs à l’unité », « engagements mutuels » et « responsabilités partagées ».
Je constate qu’il y a maintenant un grand fossé entre des Eglises qui tentent de conserver la sainte tradition et celles qui révisent constamment leurs vues afin de correspondre au standard moderne. Cette divergence est vraiment évidente tant en ce qui concerne l’enseignement religieux, y compris la doctrine et l’ecclésiologie, qu’en ce qui concerne la vie de l’Eglise dans son ensemble (prière, liturgie et sacrements) et la morale.
Mon opinion est que la récente libéralisation de l’enseignement et de la pratique dans beaucoup de communautés protestantes les a grandement éloignés à la fois des orthodoxes et des catholiques romains. Ceci a également altéré le témoignage chrétien commun vis-à-vis du monde sécularisé. La voix du monde chrétien est de nos jours grandement discordante : nous prêchons un enseignement moral contradictoire, nos positions doctrinales divergent et nos positions dans le domaine social sont totalement opposées. On se demande parfois si on peut encore parler de « christianisme », ou s’il ne serait pas plus convenable de parler de « christianités », ce qui signifierait qu’il y ait clairement diverses versions de la foi chrétienne.
Dans ces circonstances, je ne suis pas très optimiste sur les possibilités de dialogue avec les communautés protestantes. Je suis aussi beaucoup moins optimiste concernant les relations entre anglicans et orthodoxes, que mon bien-aimé professeur, le métropolite Kallistos Ware. Mon avis est qu’il n’y a que deux dialogues œcuméniques prometteurs, l’un entre les orthodoxes et les catholiques romains et l’autre entre nous et les orthodoxes orientaux (coptes, arméniens, syriaques, éthiopiens…). Bien qu’il y ait des différences théologiques bien connues entre ces trois traditions, il y a aussi beaucoup de choses en commun : nous croyons tous en Christ pleinement Homme et pleinement Dieu, nous croyons tous à la succession apostolique et de facto nous reconnaissons les sacrements les uns des autres.
Même concernant les relations entre les catholiques romains et les orthodoxes, y compris les orientaux, nous avons besoin de nouvelles formes de dialogue et de coopération. Il n’est pas suffisant de venir tous les deux ans participer à une discussion théologique sur des questions relatives à des controverses qui ont eu lieu il y a dix ou quinze siècles. Nous avons besoin de considérer la possibilité de former un front commun pour la défense du christianisme traditionnel sans attendre que nos différences théologiques aient disparu. J’appelle à appliquer cette proposition de front commun, une alliance stratégique entre les catholiques romains et les orthodoxes. J’évite délibérément d’appeler cela une « union » ou un « concile », parce que je veux éviter toute réminiscence historique et connotation ecclésiastique. Mon propos n’est pas d’appeler à une autre union sur des questions dogmatiques et théologiques. Je suis plutôt en faveur de proposer un nouveau type de partenariat, basé sur la compréhension du fait que nous ne sommes plus ennemis ou compétiteurs : nous sommes alliés et partenaires en face de défis communs, comme le sécularisme militant, l’islam agressif et beaucoup d’autres. Nous pouvons faire face à ces défis ensemble et unir nos forces, de manière à protéger le christianisme traditionnel, avec son enseignement doctrinal et moral.
P.B. Comme auteur de nombreuses publications universitaires comprenant des réflexions nouvelles sur l’éducation théologique en Russie, pourriez-vous nous parler de la manière dont le travail académique peut influencer la foi, et comment la foi peut avoir un impact sur la recherche universitaire ?
Mgr.Hilarion (Alfeyev) Je ne pense pas que tout responsable d’Eglise doive être un universitaire, au sens technique du terme : passant du temps en bibliothèque, faisant des recherches et polissant des notes de bas de page. Non pas que je partage l’opinion selon laquelle les chefs d’Eglise n’ont pas besoin d’être de bons théologiens. Les anciens Pères étaient tous théologiens, même si on peut difficilement dire d’eux qu’ils aient été des chercheurs universitaires.
J’étais récemment à Toronto et, parmi d’autres choses, j’ai donné une conférence sur la formation théologique au vingt-et-unième siècle. J’ai développé en particulier le fait qu’un des problèmes majeurs dans le christianisme contemporain réside dans un divorce entre théorie et pratique, entre foi et connaissance, entre théologie et vie. De nos jours, la connaissance dans le domaine théologique ne suppose pas nécessairement une foi préalable. Vous pouvez être un « théologien » et ne faire partie d’aucune communauté d’Eglise. En principe, vous n’avez pas besoin de croire en Dieu pour obtenir un diplôme de théologie. La théologie est réduite à l’un des sujets de la connaissance humaine, à côté de la chimie, des mathématiques ou de la biologie.
Il y a également un autre divorce : entre théologie et liturgie. Pour un théologien orthodoxe, les textes liturgiques ne sont pas simplement le travail de théologiens et poètes exceptionnels, mais aussi les fruits d’une expérience de prière de ceux qui ont atteint une certaine sainteté. Les textes liturgiques ont été acceptés par l’Eglise entière comme une règle de foi (Kanon pisteos) parce qu’ils ont été lus et chantés partout dans les Eglises orthodoxes depuis des siècles. Depuis ce temps, toute idée fausse ou étrangère à l’orthodoxie, qui aurait pu y figurer, ainsi que les malentendus ou les mauvaises interprétations ont été éliminés par la tradition de l’Eglise elle-même, ne laissant qu’une pure doctrine faisant autorité, habillée par la forme poétique des hymnes de l’Eglise.
Redécouvrir le lien entre théologie, liturgie et pratique, entre lex orandi, lex credendi et lex vivendi doit être une des tâches les plus urgentes de la formation théologique au vingt-et-unième siècle. La notion même d’une théologie comme exclusivement connaissance livresque doit être mise en question. L’idée même d’une faculté de théologie comme l’une des autres facultés d’une université séculière doit être réexaminée. Les notions de théologie « non confessionnelle », « impartiale », « objective » ou « inclusive », opposées à « confessionnelle » ou « exclusive » doivent être reconsidérées. Je crois que ceci s’applique à la fois à la situation européenne et nord-américaine.
P.B. Votre Eminence, vos compositions musicales, inspirées par les Ecritures, la patristique et les textes liturgiques, ont eu un grand succès. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur la place de la musique dans votre vie, y compris dans votre vie spirituelle, et sur les relations entre foi et culture ?
Mgr.Hilarion (Alfeyev) La musique a joué un rôle très significatif dans ma vie, même si mon implication dans la pratique de la musique n’a pas été toujours aussi intense qu’elle ne l’est actuellement. J’ai étudié la musique entre l’âge de trois et vingt ans et la musique est devenue une part de moi-même. La musique aurait pu être ma profession, mais à l’âge de vingt ans, je suis entré au monastère et j’ai décidé de consacrer ma vie au service de l’Eglise. J’ai pris les choses d’une manière assez radicale, et décidé que, puisque je devais renoncer au monde et que la seule chose qui m’y rattachait était la musique, je devais renoncer à elle. C’est ce que j’ai fait. Pendant plusieurs années, je ne me suis pas autorisé même à écouter de la musique ni à en parler, ni à en jouer ou à en composer. Quand je suis devenu moins radical, j’ai recommencé à écouter de la musique classique.
Mais c’est relativement récemment, en juin 2006, que j’ai recommencé à composer de la musique, après une interruption de près de vingt ans. J’ai commencé avec la divine liturgie, que j’ai composée en dix jours, tout en voyageant de Moscou à Budapest, puis de Vienne à Annecy en passant par Genève. Certains morceaux ont été composés dans les aéroports ou dans l’avion. Par exemple, les béatitudes ont été composées à l’aéroport de Sheremetyevo, le trisagion dans l’avion de Moscou à Budapest, certaines litanies dans l’aéroport de Genève et d’autres pièces à Annecy, pendant les réunions de la commission de Foi et Constitution du Conseil oecuménique des Eglises. Puis en août de la même année, quand j’étais plus ou moins en vacances à Moscou, j’ai composé l’agrypnie. Puis, le 19 août, pendant que je conduisais en venant de Vienne où je venais de célébrer la Transfiguration, me rendant à Budapest où je devais célébrer la mémoire de saint Stéphane de Hongrie le lendemain, l’idée m’est venue de composer la Passion selon saint Matthieu, en utilisant le modèle de Bach, mais en y mettant un contenu orthodoxe. En revenant de Budapest, j’ai commencé à composer dans ma tête les premières mélodies. Cela m’a pris trois semaines pour composer à peu près quatre-vingt pour cent de la musique. Je l’ai laissée de côté à peu près deux mois, après quoi je m’y suis remis, j’ai ajouté quelques pièces et effectué une totale révision.
La « muse » a disparu ensuite un certain temps et n’est revenue que le trente janvier ; lorsque je marchais le long de la Tamise, en face du Parlement, j’ai soudain commencé à entendre la musique de « Gloire à Dieu au plus haut des cieux… ». Trois mois après, le trente avril, l’Oratorio de Noël était achevé. Il y a eu ensuite une coupure de plus d’un an, jusqu’à ce que je me rende en Finlande pour de courtes vacances cette année. J’y ai passé une semaine, en produisant une symphonie chorale sur les Psaumes. Voici ma courte biographie musicale.
Quand j’ai redécouvert la musique à l’âge de quarante ans, je l’ai vue non seulement comme une inspiration intéressante, mais aussi comme un puissant outil missionnaire, pouvant être utilisé pour prêcher le Christ. Les éléments les plus significatifs de mes deux plus grandes compositions, la Passion et l’Oratorio de Noël, sont une lecture de l’Evangile. La musique illustre l’Evangile et pour ainsi dire aide celui qui écoute, émotionnellement et spirituellement, à travers la narration de la vie et de la mort du Christ. Je trouve aussi qu’il y a des choses qu’on ne peut pas transmettre aux autres personnes par les mots, mais qu’on peut communiquer par la musique. La musique est un autre genre de langage, permettant un accès plus direct et plus intime au coeur de l’homme.
La musique et les autres arts, aussi bien que la culture en général peuvent porter le message chrétien. Paul Florensky a noté que le mot culture dérive du mot culte, ce qui permet d’insister sur la nature sacrée de la culture. A notre époque moderne, la culture est très souvent transformée en anti-culture et, au lieu de porter un message spirituel, devient un outil pour conduire les hommes vers les passions, la dépression ou l’agression. Je crois que l’Eglise a besoin de construire des ponts entre Elle et le monde de l’art et de la culture, en apportant les trésors de sa propre culture et en influençant positivement la culture séculière. Nous avons de grandes choses à offrir au monde, non seulement à l’intérieur de notre Eglise, mais aussi à l’extérieur. Un dialogue entre l’Eglise et la culture est un des grands impératifs missionnaires pour le vingt-et-unième siècle.
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[1] Source : Séminaire Saint-Vladimir, 30 octobre 2008
Traduit de l’anglais pour Orthodoxie.com par Y.P.
Rédigé par l'équipe de rédaction le 29 Mai 2011 à 14:59
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