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1. La découverte de la famille Lykov
Cette histoire commence en 1979 avec le survol en avion, par des géologues en mission d’exploration, d’une région perdue de la Sibérie à des centaines de kilomètres de toute vie humaine, très exactement au sud, dans le Khakaze, là où les monts de l’Altaï rejoignent ceux du Saïan. À cet endroit naît un affluent du grand fleuve Iénisséï, l’Abakhan. C’est là, sur sa rive droite, que les géologues aperçoivent ce qui ne peut être qu’une succession de quelques terres cultivées au beau milieu d’une zone totalement sauvage et inaccessible.
De retour à leur base ils signalent ce fait, mais c’est seulement deux ans plus tard qu’une expédition parvient sur les lieux et entre en contact avec ceux qui habitent là. Stupéfaits, ils constatent que c’est une famille de « vieux-croyants », les Lykov, qui survit à cet endroit depuis 1938 en autarcie complète, sans aucun contact avec le monde extérieur. L’histoire est rapportée à un journaliste de la Komssomolskaia Pravda, Vassili Peskov, qui décide de se rendre sur place, d’observer et comprendre comment cette famille a pu survivre en pleine taïga, dans le dénuement le plus total, à des hivers où il fait régulièrement moins quarante. Il va se lier d’amitié avec eux, y retourner régulièrement l’été.
Le récit de ses rencontres et de ses observations sera publié dans le journal, puis réécrit plus tard dans un livre publié en France en 1992, chez Actes Sud, sous le titre « Ermites dans la Taïga »
Mais à ce point de la narration, il est indispensable d’expliquer qui sont ces « vieux-croyants »et pourquoi cette découverte va à ce point émouvoir les Russes..
Il nous faut faire un bond en arrière et plonger au milieu du XVIIe siècle russe.
Le tsar Alexis (deuxième de la dynastie des Romanoff, père du futur Pierre le Grand) et le Patriarche Nikon, chef de l’église orthodoxe russe, entreprennent une réforme du culte destinée à rapprocher les pratiques russes de celles des autres églises orthodoxes, (grecque et bulgare notamment) et de revenir aux textes originaux souvent mal traduits du grec ou mal recopiés. L‘objectif est de consolider le pouvoir tsariste sur la noblesse, le clergé et le peuple en s’appuyant sur une église orthodoxe rénovée, de faire de la Russie la « troisième Rome » (la deuxième ayant été Byzance), le centre de la chrétienté.
En 1653, le patriarche Nikon impose un certain nombre de modifications mineures du rite de l’église orthodoxe comme, par exemple, le signe de croix avec trois doigts (à la grecque), symbole de la trinité, au lieu du signe avec deux doigts (le majeur et l’index) pratiqué jusqu’alors ; et l’innovation, à mon avis la plus importante, (ignorée, d’ailleurs, par l’article de Wikipedia sur la question) est l’introduction, dans la liturgie, du chant polyphonique « à la bulgare ».
De ce monde extérieur, évidemment, ils ne savent quasiment rien, surtout Agafia qui est née ici et n’a jamais rien vu d’autre. Pourtant, ils avaient remarqué l’apparition de ces « étoiles marcheuses » dans le ciel (les satellites), se demandant ce que cela pouvait être.
Lorsqu’ils rencontrent pour la première fois les géologues, la méfiance prévaut, mais, progressivement la confiance s’installe, ces géologues font tout leur possible pour leur venir en aide et améliorer leur condition matérielle. L’un d’entre eux, qui les prendra spécialement sous sa protection, refusera même une promotion pour rester à leur contact. Les Lykov prirent progressivement l’habitude, à leur tour, de leur rendre visite à leur camp de base distant de 18 km. Ils s’étonnaient et parfois s’émerveillaient de tout, des vêtements des femmes, du contre-plaqué, de la scierie, des tronçonneuses, de l’électricité, acceptaient avec gratitude certains cadeaux, mais refusaient poliment presque tous les autres avec toujours le même argument : « cela nous est interdit »…
5. Les Lykov superstars
Mais ce que ni le journaliste, ni Karp Lykov et sa fille ne pouvaient prévoir, c’est que dès la première parution dans la Komssomolskaïa Pravda du récit de Vassili Peskov, toute la Russie s’est mobilisée et passionnée pour eux. On s’est mis à écrire au journal pour leur donner des conseils ou des encouragements, les gens envoyaient des colis à leur transmettre contenant des moufles, des chaussettes de laine, des chaussures de sport, des semences, de la nourriture, des livres religieux en slavon…
Le journaliste était submergé de demandes d’ethnologues, d’historiens, de linguistes, de médecins avec des questions nombreuses allant de leur état de santé à la variété de pomme de terre qu’ils plantaient et qui, en 40 ans, n’avait pas dégénéré.
Celle-ci, par exemple : comment se soignent-ils les dents ? À quoi la réponse d’Agafia a été : « Par la prière. Si la prière ne suffit pas, nous tenons la bouche ouverte sur une pomme de terre brûlante. »
Karp Lykov et sa fille Agafia devinrent des sortes de stars bien malgré eux. Toute la Russie connaissait leur histoire, s’efforçait de leur venir en aide et attendait avec impatience la relation des visites de Vassili Peskov qui avaient lieu chaque été, comme un feuilleton annuel, toujours plein de péripéties et d’événements cocasses ou émouvants. ( On pense, en particulier, à l’épisode de la chèvre et du bouc qu’ils décident d’offrir aux Lykov. Agafia n’avait jamais vu de telles bêtes et n’avait pas la moindre idée de la manière de « s’en servir »…)
Mais l’un des effets inattendus de ces articles, c’est que des parents éloignés des Lykov, inconnus de Karp et Agafia, se sont manifestés.
6. Agafia visite « le siècle » mais refuse d’y rester.
Ces parents, ( cousins germains du côté de sa mère) vieux-croyants eux-mêmes, étaient établis dans une communauté de Sibérie d’une région proche et beaucoup plus peuplée, celle de la Choria. Ils rendirent visite aux Lykov dans le but de les persuader de quitter leur ermitage et de vivre avec eux, ce que le vieux refusa obstinément. Mais Agafia, intéressée, parvint à persuader son père de la laisser partir et habiter chez eux pendant un mois.
Ce fut pour elle, on s’en doute, une expérience forte, mais qu’elle vécut avec curiosité et sans traumatisme apparent. Elle prit pour la première fois l’avion, le train (« une maison roulante », où elle fut reconnue tellement elle était populaire !) ; elle vit pour la première fois des vaches, des chevaux, des automobiles, des immeubles, des magasins… Elle fut accueillie et fêtée avec chaleur par sa famille (qu’elle découvrit assez étendue), et lorsqu’elle revint vers son père, avec pour seul objet venu du monde profane une cuvette émaillée, elle était changée : plus mûre, plus préoccupée de propreté, avec un vocabulaire plus étendu et une conscience nouvelle de la force du « siècle ». Et elle s’était fait expliquer, incidemment, « ce qui s’était passé près de Kiev » (Tchernobyl).
Pour autant, lorsque son père décède quelques mois plus tard, en février 1988, malgré l’insistance de tout le monde, elle refuse de quitter son ermitage sibérien et continue toujours d’y vivre, seule, au contact des ours et des loups, après un mariage-éclair raté.
Les raisons de ce choix terrible sont sans doute multiples : elle retourne, au fond, vers ce qu’elle a toujours connu, ce à quoi elle est le mieux adaptée. Mais il y a plus : selon le journaliste, son père avant de mourir lui aurait fait promettre de ne pas dilapider ce capital de la « vraie foi » dont elle était porteuse. Promesse qu’elle entend honorer d’autant qu’elle vécut, peu de temps après sa disparition, une expérience étrange de cohabitation avec un loup, ce qu’elle prit pour un signe divin.
De ce que l’on sait du livre à paraître dans quelques jours, Agafia vit toujours au même endroit et s’efforce d’y réunir d’autres ermites pour partager sa foi et son mode de vie. La petite flamme vacillante de la vieille-foi brûle toujours au fin fond de la Sibérie...
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