L'Ukraine orthodoxe: ORTHODOXIE MAJORITAIRE MAIS DIVISEE - 1
VLADIMIR GOLOVANOW

La longue visite du patriarche Cyril en Ukraine en juillet dernier, la troisième depuis son élection, prend une dimension particulière du fait de la place de l'Ukraine dans l'Orthodoxie russe. Les journaux occidentaux n'en rendaient pratiquement compte que du point de vue de l'opposition, minoritaire depuis les dernières élections, et démontraient, à de rares exceptions prés, une parfaite méconnaissance de la situation. Il est vrai qu'elle est particulièrement complexe et je vais essayer d'en dresser un tableau aussi objectif que possible.

Si, comme en Russie, prés de 80% des Ukrainiens se disent Orthodoxes, il y a aussi une importante minorité catholique (10-15% selon les sources), essentiellement des Gréco-catholiques (Uniates) concentrés dans les provinces occidentales qui ont fait partie de la Pologne ou de l'Empire Austro-hongrois jusqu'en 1945 (1). Leur nombre s'accroit, des prêtres orthodoxes se convertissant avec leurs paroissiens, et cela constitue la principale pomme de discorde entre le patriarcat de Moscou et le Vatican. Il faut aussi mentionner les Protestants, dont l'influence, très minoritaire, s'accroit grâce à la floraison de petites communautés évangéliques

L'Ukraine orthodoxe: ORTHODOXIE MAJORITAIRE MAIS DIVISEE - 1
L'une des principales causes du progrès de ces confessions réside, pour moi, dans le spectacle affligeant des divisions de l'Orthodoxie. En effet, sans parler des schismes récents (une bonne dizaine d'obédiences dont l'une se proclame même "UOAC canonique" (!?), il y a trois juridictions importantes en Ukraine; je les présente par ordre d'importance croissant:

TROIS JURIDICTIONS
- L'Église Orthodoxe autocéphale d'Ukraine (UAOC), non canonique, 12 diocèses, 668 clercs et 1194 paroisses (2). Déclarée indépendante de l'Église russe par un Concile local non reconnu (Kiev, 1921) elle se prévaut d'un Tomos d'autocéphalie de Constantinople (1924). Pratiquement décimée sous Staline et renaissante sous l'occupation allemande (plusieurs évêques consacrés en 1942) elle ne survécu qu'en émigration, essentiellement en Amérique du nord, après le retour soviétique.
Elle se réimplanta vers 1990 avec le soutien des autorités, surtout dans les provinces occidentales d'Ukraine, et se sépara de ses diocèses aux USA et au Canada, devenus des Églises autonomes sous l'omophore de Constantinople (1990-1995), alors que les paroisses ukrainiennes d'Europe occidentale et d'Amérique du sud restent toujours liées à l'UAOC. En 2009 l'UAOC a adressé un appel à Constantinople, lui demandant de contribuer à "renforcer la conscience catholique ecclésiale en Ukraine", qui n'a pas eu de suite à ce jour.

- L'Église orthodoxe d'Ukraine - Patriarcat de Kiev (UOC-KP, non canonique, 34 diocèses, 4251 paroisses, 3041 prêtres (2). Elle est l'œuvre de son primat, le soi-disant "patriarche de Kiev" Philarète Denissenko, personnage controversé mais jouissant d'un prestige certain en Ukraine. Il était métropolite de Kiev et No 2 de l'Église russe à la fin des années 1980; "locus tenens" lors de la vacance du siège patriarcal en 1990, il faisait partie des 3 candidats retenus à l'issue du premier tour de l'élection patriarcale et, proche du pouvoir, il demanda l'appuy du Comité Central du PCUS, mais le Secrétaire Général Michel Gorbachev refusa d'intervenir… et "Mgr Philarète" ne fut pas élu.

Après avoir soutenu la tentative de putsch de la vieille garde communiste en août 1991 il reçoit l'appuy du 1er président de l'Ukraine indépendante, L. KRAVCHUK, pour créer "l'Église indépendante d'un état Independent". Dés novembre 1991 il obtient un vote en ce sens du Concile épiscopal de l'Église d'Ukraine mais la question est mise en suspens jusqu'au prochain Concile de l'Eglise russe. En mai 1992 le Concile de l'Eglise d'Ukraine le destitue et prononce à son encontre une interdiction "ad divinis". Refusant ces décisions, Philarète rassemble des évêques dissidents de l'Eglise russe et de l'UAOC et fait proclamer le Patriarcat de Kiev (juin 1992) dont il prend officiellement la tête en 1995. En 1997 le Concile épiscopale de l'Église russe prononce son anathème.
- l'Eglise Orthodoxe Autonome d'Ukraine – Patriarcat de Moscou (UOC (MP)), seule Église canonique, c'est la première Église d'Ukraine(2): 45 diocèses, 11 704 paroisses, 9 518 clercs. Elle jouit d'une très large autonomie au sein de l'Église russe: les évêques ukrainiens sont désignés par leur synode et confirmés par leur primat; deux d'entre eux participent au Saint Synode de l'EOR mais aucun évêque non ukrainien ne participe au Synode de l'UOC; les évêques ukrainiens élisent seuls leur primat, qui est confirmé par le patriarche et le synode de l'Église russe; ils participent aussi au Concile de l'Église russe et à l'élection du patriarche.
L'UOC est dirigée par le métropolite Vladimir (Sabodan) de Kiev et de toute l'Ukraine depuis 1992, qui est aussi une personnalité très charismatique: comme Mgr Philarète, il faisait partie des 3 candidats issus du premier tour de l'élection patriarcale de 1990 (les 3 candidats étaient donc deux Ukrainiens et un Estonien… belle illustration du caractère multinational de l'Église russe!) et était en 2ème position au final; en juin 2001, il s’était abstenu de venir saluer Jean-Paul II lors de sa visite à Kiev, contrairement aux représentants des deux Églises orthodoxes ukrainiennes; en octobre 2009, la délégation du patriarcat de Constantinople, conduite par Mgr Emmanuel de France, a désigné Mgr Vladimir comme "la personne la plus à même d'unir les orthodoxes ukrainiens".

Les Ukrainiens s'y perdent: un sondage effectué en mars dernier par le KIIS (je n'en ai pas trouvé les données techniques) donnait les réponses suivantes à la question "à quelle confession/Église appartenez-vous":
UOC-KP: 29%
UOC (MP) 23%
Eglise russe (MP) (sic!) 3%
UAOC <1%
Greco-catholique 8%
Catholique romaine <1%
Protestante 2%
Islam <1%
Autres confessions 1%
Croyant indépendant 22%
Autre réponse 2%
Athée, non croyant 7%
Ne sais pas 3%
Sans réponse <1%

Cette information est reprise par les partisans de l'UOC-KP pour prétendre que leur Église est majoritaire. Pourtant ce n'est qu'un trompe-l'œil car la majorité des croyants est tout simplement mal informée de la question des juridictions. Ainsi un sondage effectué à Odessa parmi les personnes se déclarant Orthodoxes montre que seuls 25% savent à quelle juridiction appartient leur paroisse, 63% ne le savent pas et 12% ne fréquentent aucune paroisse bien que croyants … Les commentateurs expliquent que si l'UOC-KP est ainsi plébiscité, c'est sur le seul nom de Kiev, "les gens supposant que si l'Église est ukrainienne le patriarcat doit être de Kiev"…

LES POSITIONS EN PRESENCE
Tous les protagonistes considèrent que la voie de l'union se l'Orthodoxie en Ukraine passe par l'unification des 3 Églises ci-dessus, toutes issues de l'Église russe d'avant 1920. Mais les approches doctrinales divergent entre 2 grandes tendances: celle de l'autocéphalie et celle de la "communauté issue de la Rus de Kiev".

- L'autocéphalisme: "dans état indépendant il doit avoir une Église indépendante. C'est-à-dire autocéphale". Cette déclaration de Philarète Denissenko est le slogan des autocéphalismes soutenus, comme nous l'avons vu, par les premiers présidents ukrainiens (et pas uniquement ukrainiens: Philarète cite aussi la Macédoine et le Monténégro, mais nous pouvons ajouter l'Estonie, l'Abkhazie, l'Ossétie du sud… à la limite, chacun des 200 états de l'Onu devrait donc avoir son Église autocéphale!). Cette thèse n'a, à ma connaissance, aucun fondement canonique et son coté très politique a bien été explicité par le père Cyrille Hovorun, président du département des relations extérieures de l'Église orthodoxe d'Ukraine; elle a pourtant des adeptes aussi chez nous, en Europe occidentale…
En Ukraine elle est évidement soutenue par les deux Églises non-canoniques, mais sans entente entre elles, et elle a aussi des supports au sein de l'UOC (MP): un document de travail, préconisant d'"engager une discussion sur la question du statut canonique de l'Eglise orthodoxe d'Ukraine d'un point de vue exclusivement théologique et avec pour objectif de surmonter les divisions actuelles de l'orthodoxie en Ukraine" ainsi que d'"associer à l'élaboration des voies qui permettraient de surmonter les schismes [en Ukraine] la plénitude de l'Eglise orthodoxe, c'est-à-dire l'ensemble des Eglises orthodoxes territoriales", avait été présenté et discuté le 20 décembre 2008 lors d'une session du saint-synode de l'Église orthodoxe d'Ukraine élargie à l'ensemble de l'épiscopat ukrainien Toutefois le 3 février suivant, le métropolite VLADIMIR de Kiev a déclaré que "Le temps n'est pas venue de parler d'autocéphalie aujourd'hui, cela ne peut rien apporter de bon (…) Les gens ont peur que des changements dans les structures de l'Eglise ne causent des dégâts", soulignant ainsi que de nombreux fidèles se montrent hostiles à la perspective de l'autocéphalie. (cf. SOP 357, 04 fév 2009).

- Les partisans de l'unité culturelle ont une position canonique plus traditionnelle et considèrent que les vicissitudes politiques n'ont pas à influer sur l'organisation de l'Église. C'est en particulier la position officielle de l'Église russe, comme cela a été affirmé en particulier à propos de l'Abkhazie et l'Ossétie du sud (intégrité de l'église de Géorgie) ou des Balkans (intégrité de l'église de Serbie). Pour ce qui est de l'Ukraine, berceau de l'Orthodoxie russe, le patriarche Cyrille résume la position de son Église dans la déclaration faite à Kiev le 28 juillet dernier: "Bien que vivant dans des Etats politiques différents, nous devons avoir en mémoire notre passé commun, préserver l'unité spirituelle de nos peuples qui ont un seul et même idéal de vie, la justice et la sainteté" confirmant ainsi sont attachement aux «valeurs de la foi orthodoxe, des valeurs qui sont le fondement de la culture et de la civilisation de ce que l’on a coutume d’appeler "le monde russe"», comme il le déclarait au cours d’une interview de trois heures, le 18 juillet, (SOP 588).

Dans l'article suivant je présente la difficile recherche de l'unité…
Notes
(1) Rappel historique: berceau de la Russie (baptême par Saint Vladimir à Kiev en 988), l'Ukraine fut annexée par la Pologne à la fin du XIVe siècle (Kiev vers 1400). Puis la rive gauche du Dniepr, avec Kiev, passe à la Russie (1654) qui n'annexera la rive droite que lors du partage de la Pologne (1795) sauf l'extrême ouest que garde l'Autriche. Ces provinces là reviendront à la Pologne après 1918 et ne seront réunies à l'Ukraine soviétique que de septembre 1939 à juin 1941 et de 1945 jusqu'à la fin de l'URSS.
(2) Tous les chiffres sont fournis par l'Institut de la liberté religieuse




Rédigé par Vladimir Golovanow le 16 Août 2010 à 17:39 | 3 commentaires | Permalien



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