L’URSS cessait d’exister il y a 20 ans. Qu’est devenue la démocratie chrétienne en Russie ?
Une interview accordée à Alexandre Rebrov par Alexandre Tchipkov, adjoint du Président du Conseil de la Fédération (chambre haute de la Douma), expert en matière de religion auprès du ministère de la justice, rédacteur en chef du site « Religare.ru ». (Traduction Nikita Krivocheine)

Question : L’URSS cessait d’exister il y a exactement vingt ans. Le conflit entre le socialisme et le capitalisme, les avantages de la « démocratie bourgeoise » sur « la démocratie soviétique » s’est soldé par l’effondrement de l’une des deux superpuissances. Quelles sont les structures politiques qui correspondent le mieux à la doctrine de l’Eglise?

A.T : La vie intérieure du chrétien n’est pas tributaire des structures politiques. Quel est le rapport entre le salut de l’âme et les formes que prend le pouvoir? Il est inexistant. Le salut, comme la perte, sont possibles sous n’importe quel régime, despotisme, monarchie, république.Ce qui importe pour le chrétien n’est pas tant le système politique que ceux qui personnifient le pouvoir.

L’URSS cessait d’exister il y a 20 ans. Qu’est devenue la démocratie chrétienne en Russie ?
Ce qui importe est leur attitude à l’égard des chrétiens : il peut s’agir d’amour ou de haine réciproques, de rivalité ou de coopération, de dialogue ou de persécutions. Le régime soviétique se fixait pour objectif de rompre nos liens avec Dieu, de faire obstacle à notre salut. Les communistes ont fermé les églises et les séminaires, ont exterminé le clergé, ont voulu faire disparaître les croyants. Ils n’ont marqué une pause que lorsqu’ils ont compris qu’il leur faudra tuer tout le monde.

Q : Pourtant vos amis et vous exigiez dans les années 70 un changement de régime ? Vous formuliez des revendications ?

A.T. :Nous demandions, en effet, l’application d’une nouvelle politique à l’égard des religions mais non un changement de régime. Notre seule exigence consistait à réclamer de l’Etat qu’il respecte sa propre constitution : non ingérence dans les affaires de l’Eglise, possibilité pour tous de fréquenter les églises, possibilité de prier, respect du calendrier ecclésial et éducation des enfants dans la traditions des ancêtres. Le pouvoir soviétique ne nous paraissait pas éternel. Le mode de vie soviétique ne me froissait pas outre mesure, je n’en connaissais aucun autre. Le seul fait qu’il soit athée ne nous convenait pas dans le régime soviétique. Notre résistance, bien que passive, était très conséquente. Nous disions ouvertement que notre vie n’était pas régie par les soviets mais par la volonté de Dieu. Ces deux forces étaient alors en contradiction l’une avec l’autre, et cela, nous n’y étions pour rien. Les croyants se sont mis à fréquenter ouvertement les églises, à échanger du « samizdat » religieux, à faire le signe de croix avant de prendre leur repas dans les cantines. De même qu’à de nombreux autres chrétiens la politique m’était indifférente. J’étais bien plus intéressé à essayer de comprendre ce qui distingue les pentecôtistes des baptistes et les raisons en vertu desquelles ils ne baptisent pas leurs enfants lorsqu’ils sont en bas âge.

Q : Cela signifie-t-il que le chrétien n’a pas à s’impliquer dans la politique s’il n’y a pas persécutions ou athéisme militant ?

A.T. : Il est évident que la mission du chrétien ne se limite pas à gagner le salut, bien que cela soit essentiel. Le chrétien se fixe aussi pour objectif la transfiguration du monde dans lequel il vit. Il est naturel pour nous d’aspirer à ce que le monde soit chrétien, le monde de l’architecture, des lettres, de la science. Nous aspirons à ce que l’art soit pénétré de spiritualité… Tout au monde, la politique y compris, peut être imprégné de spiritualité. Le chrétien est-il à même de « diviniser » la politique, du moins d’essayer de le faire ? Certes oui, et il y est même tenu s’il se consacre à la vie sociale et politique. Il est essentiel de prendre conscience du fait que l’Etat n’a pas pour but le salut de l’âme de ses sujets. Impossible de bâtir le Royaume de Dieu sur terre. Nous pouvons cependant nous appliquer à créer des structures politiques justes qui ne feraient pas obstacle à la réalisation des objectifs que se fixe le chrétien.

Q: Il se dit que la monarchie est ce qui correspond le mieux à l’idéal d’un Etat chrétien. Justinien le Grand, l’auteur de « la symphonie » rédigeait ses textes étant Empereur de Byzance. Il avait en vue non pas un Etat abstrait mais une monarchie.

A.T. : La symphonie est une coopération, un travail en commun du peuple chrétien et du pouvoir chrétien. L’amour ne dépend pas des formes que prend le pouvoir. Soit cet amour existe, soit il est absent. Il me paraît impossible de faire un choix univoque entre la monarchie et la démocratie. Tout dépend de la personnalité de celui qui se trouve à la tête de l’Etat. Celui qui est aux rênes du pays doit, d’une manière mystique, éprouver un sentiment d’appartenance, d’une appartenance qui dépasse le cadre exclusif du bien-être terrestre. Il se sentira alors responsable devant Dieu et devant les hommes.
Le peuple doit être motivé pour confier le pouvoir à ses élites. Si il ne procède pas à des coups d’Etat cela signifie qu’il s’accommode du régime existant. Il n’est pas simple pour le pouvoir de mériter l’amour des gouvernés. La propagande n’y est guère efficace. C’est à l’âge de seize ans que je suis entré en Eglise. Tout pour moi y était nouveau : d’emblée j’ai compris que l’Etat ne m’aime pas, que j’y suis de trop, un gêneur pour tout dire. Auparavant l’Etat avait à mon égard de bonnes dispositions : j’étais à l’école, je savais que j’habitais le plus grande pays du monde, l’Union Soviétique, que nous avions vaincu le fascisme, que nous disposions de la bombe atomique. Bref, je me sentais protégé. Je peux dire que j’aimais l’Etat dans lequel je vivais. Mais la différence qui existe entre pays et Etat m’était alors incompréhensible. Dès mon entrée en Eglise j’ai senti que le terrible appareil du pouvoir soviétique qui se fondait sur la négation du Christ travaillait contre moi. Je n’étais pas sous les verrous, je n’étais pas déporté dans les camps mais l’appareil d’Etat m’avait désaimé et cela était terrible.


Q: Dans quelle mesure les luttes politiques sont compatibles avec la foi ?

A.T.: Il faut que les orthodoxes soient représentés dans les sphères du pouvoir. L’Eglise n’est pas une structure politique, il est interdit au clergé d’adhérer à un parti. Cependant, les laïcs se réservent le droit d’être entendus dans la cité et de pouvoir défendre leurs intérêts. Il y a là un risque. L’essentiel est que la politique ne devienne pas passionnelle car l’homme politique risque d’agir au nom de ses intérêts propres oubliant qu’il sert les intérêts de l’Eglise. Ces exemples ont abondé dans les années 90, je peux citer de nombreuses personnalités qui n’ont pas été à la hauteur de nos espoirs.

Q.: Il y avait alors en Russie des chrétiens-démocrates. Que sont-ils devenus ?

A.T.: On dénombrait dans la Russie des années 90 au moins huit partis qui se considéraient démo-chrétiens. Ils n’avaient aucun soutien de la part de l’Eglise. D’autre part l’espace politique qui leur était indispensable était alors tout simplement inexistant. Ces partis s’inspiraient des statuts et du programme de la CDU allemande : cela ne trouvait pas le moindre écho parmi le peuple. Un parti qui dit s’inspirer d’une composante idéologique de nature religieuse doit avoir des liens avec l’organisation religieuse principale du pays. Je pense non à des liens institutionnels mais programmatiques et idéologiques. Il n’est pas concevable que ces liens se fondent sur l’Evangile, les dogmes ou les canons. Le langage de l’Eglise doit en l’occurrence être traduit dans le langage des théories politiques. L’Eglise se doit de disposer d’un document dans lequel elle clarifie ses positions quant aux problèmes sociopolitiques essentiels du pays. L’action de la CDU/CSU se fondait sur la doctrine de l’Eglise catholique romaine à commencer par l’encyclique de Léon XIII « De rerum novarum », 1891. Nous ne disposions pas d’un point de départ similaire il y a vingt ans : aussi les clones russes des partis démo-chrétiens occidentaux n’avaient aucune chance de succès. En 1992 j’ai consacré à ce sujet plusieurs articles parus dans la revue « Voprossy filosofii ».
La situation est tout à fait autres de nos jours. Le Concile des évêques a approuvé en 2000 « Les fondements de la doctrine sociale de l’Eglise orthodoxe russe ». Il s’agit d’un texte à l’élaboration duquel l’actuel patriarche a travaillé pendant au moins huit ans. Cette doctrine, depuis qu’elle a été adoptée, a exercé une forte influence programmatique sur les programmes de nombreux partis. Si paradoxal que cela puisse paraître, ce sont les textes des socialistes qui se recoupent le mieux avec la « Doctrine ». J’ai fait paraître l’année dernière dans « Literatournaya Gazeta » une analyse dans laquelle je donnais une étude comparative des programmes de quatre grands partis politiques. Chacun d’entre eux s’appuyait dans une plus ou moins grande mesure sur l’expérience de l’Eglise.

Q.: Pourtant les conservateurs chrétiens de l’internationale démo-chrétienne n’ont en Occident, rien de commun avec les socialistes de gauche ?

A.T. : Les mouvements à orientation « sociale » sont en Russie étroitement liés avec l’idéologie religieuse, en commençant par le sermon des béatitudes. Le socialisme russe, ceci en commençant par les ouvrages théoriques du père Serge Boulgakov, a toujours été d’ordre religieux, à la différence du communisme. Or, les rapports entre le socialisme européen et les démo-chrétiens sont bien moins simples qu’ils ne peuvent paraître. Les démo-chrétiens sont, dans un certain sens, une ramification du socialisme. En effet, la deuxième moitié du XIX siècle a été marquée en Europe et en Amérique par de forts mouvements revendicatifs exigeant la justice sociale. Le socialisme était rêvé comme une société de bien-être matériel également réparti. Les beaux modèles socialistes humanitaires étaient parfaitement cohérents à une exception près : ils ne laissaient aucune place à Dieu. Aussi, les méthodes de mise en œuvre de ces modèles étaient d’ordre révolutionnaire et sanguinaire. A la fin du XIX siècle les catholiques, les protestants et les orthodoxes se sont mis à la recherche de leurs propres voies permettant d’atteindre la justice sociale.
L’encyclique «De rerum novarum » déjà citée donnait une définition du rôle de l’Eglise dans la société industrielle. Elle analysait la crise des civilisations qui ne se fondent pas sur les valeurs chrétiennes mais sur celles de l’humanisme laïc. Le pape Léon XIII estimait que la crise avait pour source une appréhension erronée de l’homme que l’on séparait de Dieu. Un monde sans Dieu se retourne contre l’homme car c’est le vide spirituel qui s’instaure.

Une autre approche de la mission sociale du christianisme se formait à l’époque aux Etats-Unis. C’est au début du XX siècle que s’y constitue le mouvement de « l’évangélisme social » fondé par Walter Rauschenbusch, un éminent prédicateur baptiste. Jeune, il prêchait dans les taudis de New York. Il y connut la misère vécue par les couches inférieures de la société. Cette injustice le révolta. Ce n’est qu’en édifiant sur terre le Royaume des Cieux qu’il est possible de dépasser cet état de chose, conclût-il. Rauschenbusch affirmait que seul le perfectionnement de la personne humaine permettrait de dépasser les vices de la société. Cela ne serait pas possible dans le cadre d’une ingérence des chrétiens dans la vie sociale. Il s’en suivait que l’action missionnaire est à même de pouvoir extirper le mal de la société. L’évangélisation conduira en définitive à une meilleure politique des hommes d’affaires et de la société dans son ensemble.
Les principes « de l’évangélisation sociale » se sont enracinés dans les milieux orthodoxes russes. Le père Serge Boulgakov qui avait répudié le marxisme pour embrasser la foi chrétienne (il connaissait bien l’Eglise ainsi que les doctrines des mouvements de libération) estimait qu’il convient de combattre en même temps les défauts que présentait l’Eglise et les vices inhérents aux révolutionnaires. En 1905 il fonde le parti de « la politique chrétienne ». Le père Serge croyait que les idées du socialisme pouvaient permettre d’atteindre le noble but de la justice sociale. Mais cet objectif restera inatteignable tant qu’il se fondera sur l’humanisme sans Dieu, « religion de l’humanité mais sans Dieu et contre Dieu ». Les communistes ont malheureusement gelé pour tout un siècle l’évolution de la pensée politique chrétienne en Russie.
Les mouvements démo-chrétiens européens se sont constitués en tant que réponse à l’humanisme socialiste. C’est, à notre surprise que ce sont les forces de gauche qui en Russie d’après l’effondrement du communisme se trouvent le plus près de l’idéologie sociale chrétienne. Le programme du parti Spravedlivaya Rossya (Une Russie juste) se fonde sur la justice, la liberté et la solidarité. Il serait utile de comparer ces principes avec « la doctrine sociale de l’Eglise » et « les Valeurs de base » proposées par l’archiprêtre Vsevolod Tchapline.
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Lien en russe "RODON" et "Neskoutchny sad"



Rédigé par Nikita Krivocheine le 6 Juin 2011 à 08:40 | 0 commentaire | Permalien



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