"... La Russie a su émerger de nouveau sur le théâtre du monde. Elle ne manque pas depuis de provoquer craintes et inquiétudes, adhésions et répulsions. Les ambivalences les plus contradictoires s'expriment à son sujet, les critiques les plus extrêmes et les éloges les plus serviles, aussi. De mon côté, je n'idéalise pas la Russie de Poutine mais je ne la diabolise pas non plus... Plutôt que de l'isoler ou de la diaboliser, il convient de comprendre la Russie dans toutes les strates de sa profondeur historique, et de lui tendre la main comme « partenaire » et non pas comme « adversaire », tout en lui rappelant, le dialogue de fond aidant, les vérités et les fondamentaux."

« À aucun prix, il ne faut une guerre froide », a déclaré Nicolas Sarkozy, en visite à Moscou le 29 octobre dernier. L'ancien chef de l'État français, qui a longuement rencontré le président Poutine, a livré aussi une « leçon » de sciences politiques aux étudiants du « MGIMO », la prestigieuse haute école de sciences politiques de Moscou.

Dans la capitale russe, Sarkozy a su faire sa mue. Sarkozy « l'Américain » s'est révélé à Moscou, Sarkozy « le Russe », n'hésitant pas à emprunter, pour montrer sa proximité avec la Russie, un vocabulaire bien gaulliste. C'est là un indicateur de taille que le monde, dominé au moment de son accession au pouvoir en 2007 par la vision unilatéraliste des néoconservateurs américains qui l'inspiraient à l'époque, a changé de paradigme géopolitique depuis.

Le monde de « l'hyperpuissance » (le terme est d'Hubert Védrine, l'ancien ministre des Affaires étrangères français) a en effet cédé la place au monde « apolaire » ou « multipolaire » d'aujourd'hui, un monde qui se trouve en proie à une kyrielle de dangers de nature tout à fait nouvelle qui se développent d'une manière chaotique, dynamique et globalisée. D'évidence, ce monde a structurellement besoin de « gouvernance » et d'une meilleure maîtrise des dérives menaçantes.

À Moscou, l'ancien chef de l'État français a su tenir un discours lucide, inspiré des fondamentaux du logiciel géopolitique du monde d'aujourd'hui. Sa lecture, en contre-pied d'une certaine politique occidentale qui voudrait « isoler » la Russie de Poutine en la pointant constamment du doigt, à tort ou à raison, ne fait que mettre en garde contre les risques d'une diabolisation sans cesse de la Russie de Poutine. Celle-ci a su émerger de nouveau sur le théâtre du monde. Elle ne manque pas depuis de provoquer craintes et inquiétudes, adhésions et répulsions. Les ambivalences les plus contradictoires s'expriment à son sujet, les critiques les plus extrêmes et les éloges les plus serviles, aussi. De mon côté, je n'idéalise pas la Russie de Poutine mais je ne la diabolise pas non plus. Nombreux sont ceux qui le font aujourd'hui à tort ou à raison. Du point de vue de ceux qui la diabolisent, les sujets ne manquent pas. La Crimée hier, puis l'Ukraine et la Syrie aujourd'hui. Mais sans parti pris et en toute objectivité, le fait de diaboliser la Russie aujourd'hui fait beaucoup plus de mal que de bien dans ce monde apolaire, compliqué et éclaté qui est le nôtre.

Mécanique politique aussi vieille que le monde, la diabolisation consiste à s'inventer des ennemis et à forcer les traits de leur défaut et ce, pour faire exister, justifier et perdurer certaines politiques de confrontation. C'est un jeu dangereux et risqué dans le monde d'aujourd'hui, en mal de gouvernance et de leadership, un monde qui a davantage besoin de « régulations » que de « confrontations » qui alimentent les frontalités, les peurs et les guerres. Force est de constater qu'une distance se creuse avec des incompréhensions et mésintelligences qui se développent jour après jour entre Moscou et le camp occidental.

C'est un processus « d'estrangement » qui peut mener in fine à une nouvelle guerre froide. Sarkozy à Moscou a cherché plutôt à dresser un pont et à tendre la main pour éviter cette dérive vers une « nouvelle guerre froide » qui, selon lui, « serait dévastatrice ». En s'exprimant, non sans émotion, devant les étudiants de la « Sciences Po » moscovite, Sarkozy a salué le rôle pilote de la Russie en soulignant sa centralité dans le monde global d'aujourd'hui. Avant de parler des conflits du théâtre du monde, il a souligné l'interdépendance des destins entre la Russie et l'Europe. « L'Europe a besoin de la Russie et la Russie a besoin de l'Europe », dit-il, dans une déclinaison gaulliste eurasienne bien connue. « Oui, c'est l'Europe, déclarait le général de Gaulle à Strasbourg en novembre 1959, depuis l'Atlantique jusqu'à l'Oural, c'est l'Europe, c'est toute l'Europe, qui décidera du destin du monde ! » Sarkozy a eu raison aussi de dire à Moscou que « la Russie est incontournable dans le règlement du conflit syrien... », avant d'égrainer avec véhémence des sentences où se mélangent politique et sentiment : « Je crois en la Russie... Vous êtes une grande puissance mondiale... La Russie est indispensable au monde... Sans la Russie, on ne pourra pas relever les défis et les crises... »

Notre erreur stratégique est de vouloir appliquer à la Russie les normes occidentales ! Se trompe celui qui pense que la Russie doit ressembler à l'Occident et qu'elle doit se conformer à son paradigme. Depuis Ivan le Terrible et bien avant, la Russie a son propre paradigme. Son destin est celui d'une grande ambivalence entre l'Orient et l'Occident, entre l'Europe et l'Asie, entre la rationalité et l'irrationalité, entre l'unité et la fragmentation. Le général de Gaulle ne refusait-il pas de voir aussi dans l'URSS autre chose « qu'un avatar temporaire de la Russie éternelle et dans son gouvernement une forme modernisée d'une fatale autocratie » ?

La période soviétique a sensiblement affecté la Russie. Il lui faut du temps encore pour faire sa mue et exorciser tous ses vieux démons. Pèse aussi sur la Russie sa fragilisation conséquente aux années de déconfiture du système soviétique et aux années troubles qui ont suivi la chute du mur de Berlin en 1990. Cela a été très mal vécu dans ce pays si fier et si nostalgique des grandeurs du passé. Nombreux sont ceux qui en Russie ont mal vécu ce qu'ils considéraient comme étant un pillage systématique voire un dépeçage des richesses économiques et financières de la Russie à travers les multiples programmes de privatisation pilotés par l'Occident dans les années 1990.

Depuis, la Russie cherche, non sans difficultés et parfois avec plusieurs rechutes, à revenir dans le cercle des nations et à opérer « sa » transition démocratique dans un pays, pays de l'immensité et des quatre saisons, qui est historiquement à forte tradition autocratique. S'ajoute à cela que pour beaucoup de Russes, l'Occident ne cesse depuis à vouloir l'encercler et empêcher cette ancienne grande puissance impériale à reconstituer ses forces et ses capacités de puissance. Le phénomène Poutine et sa très grande popularité ne peuvent être compris et décryptés qu'à travers ce prisme, celui de cet inconscient historique russe qui veut « le retour de la Russie ». D'évidence, tout n'est ni blanc ni noir dans l'évolution de la Russie depuis la chute du mur de Berlin. Mais quoi qu'on dise, qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, elle a prouvé sa capacité non seulement à revenir sur la scène internationale mais aussi à reconstituer sa capacité de dissuasion et d'offensive, et à renouer avec une diplomatie dynamique d'influence. Certes, elle a besoin encore de faire beaucoup de chemin en termes de transition démocratique.

Mais ce n'est pas en la diabolisant ni en diabolisant son Église orthodoxe qui se reconstitue de ses cendres, qu'on peut aider la Russie à faire ce chemin. Qu'elle soit monarchique ou communiste, celle-ci poursuit un modèle géopolitique néo-impérial (et elle n'est pas la seule à le faire), un modèle de pouvoir fondé sur la puissance qui s'exporte et se projette à partir d'un centre. Plutôt que de l'isoler ou de la diaboliser, il convient de comprendre la Russie dans toutes les strates de sa profondeur historique, et de lui tendre la main comme « partenaire » et non pas comme « adversaire », tout en lui rappelant, le dialogue de fond aidant, les vérités et les fondamentaux.

Je dirai même plus : que la première des puissances qui est sans péché et qui peut prétendre avoir gardé sa virginité morale lance à cette Russie la première pierre ! L'état de désolation du Moyen-Orient, l'impuissance des puissances à régler les conflits et leur capacité à les poursuivre avec cynisme et intérêt nous ont suffisamment vaccinés pour comprendre le jeu des nations et garder la tête froide et raison garder ! Le chemin de fer que Sarkozy a essayé de dresser sur les voies moscovites, pour dire que la diabolisation de la Russie de Poutine n'est pas un jeu sans risques pour l'évolution de la Russie et celle du monde, est un pas dans la bonne direction. Ni diabolisation ni sanctification de la Russie, mais travail de convergence nécessaire et utile avec elle, pour la paix et la sécurité dans le monde et pour stopper toutes les atteintes à la liberté et à la dignité des personnes et des peuples !

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Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 17 Novembre 2015 à 11:09 | Permalien



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