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Intervention à la Table ronde autour du livre de l’archevêque Basile (Krivocheine) "Mémoire des deux mondes" : de la révolution à l’Eglise captive" (Paris-Sorbonne, 10 mai, 2011)
Ce recueil autobiographique ne couvre pas, loin s’en faut, toute la vie de Mgr Basile (Krivochéine), né avec le siècle et mort en 1985. Il s’ordonne en deux parties, séparées par un intervalle de trente-sept ans. La première partie des mémoires est consacrée aux années 1917 et 1919. Avec humour et un réel bonheur de plume, le prélat se dépeint sous les traits d’un jeune révolutionnaire qui assiste à la révolution de février comme Fabrice à la bataille de Waterloo. La brusque évaporation du pouvoir le frappe autant que son père qui dit : « Je vois la révolution, mais je ne vois pas la contre-révolution » (p.43).
Toutefois, dès 1919, la page des illusions est tournée : « Jamais je ne pourrais y vivre [en Russie soviétique], au sens littéral du terme » (p.47). L’auteur nous décrit alors en détail comment il rejoint les Blancs, en multipliant les pérégrinations ferroviaires et les tentatives de franchissement des lignes, entrecoupées d’arrestations et de libérations inopinées.
Ce recueil autobiographique ne couvre pas, loin s’en faut, toute la vie de Mgr Basile (Krivochéine), né avec le siècle et mort en 1985. Il s’ordonne en deux parties, séparées par un intervalle de trente-sept ans. La première partie des mémoires est consacrée aux années 1917 et 1919. Avec humour et un réel bonheur de plume, le prélat se dépeint sous les traits d’un jeune révolutionnaire qui assiste à la révolution de février comme Fabrice à la bataille de Waterloo. La brusque évaporation du pouvoir le frappe autant que son père qui dit : « Je vois la révolution, mais je ne vois pas la contre-révolution » (p.43).
Toutefois, dès 1919, la page des illusions est tournée : « Jamais je ne pourrais y vivre [en Russie soviétique], au sens littéral du terme » (p.47). L’auteur nous décrit alors en détail comment il rejoint les Blancs, en multipliant les pérégrinations ferroviaires et les tentatives de franchissement des lignes, entrecoupées d’arrestations et de libérations inopinées.
Il faut d’abord obtenir un travail dans les chemins de fer rouges, puis un ordre de mission pour le sud, et remplir les indispensables formulaires à la Tchéka dont les bureaux, encore en pleine installation, sont parfois difficiles à trouver (p.58-60). Dans le train de Moscou, on note un épisode « à la Jivago », lorsque l'auteur croise une vague connaissance, un rejeton de la noblesse, portant l’uniforme rouge, et ne sait s’il doit ou non engager la conversation (p.54). Ils choisissent de s’ignorer, chacun craignant probablement que l’autre le trahisse. Plus tard à Paris, quand il retrouve le père de celui qu’il a croisé, l’auteur comprend qu’il est la dernière personne à avoir vu vivant cette relation surgi du passé.
Plus loin, face aux féroces Koubanais rouges, le malheureux fugitif découvre avec horreur qu’il a perdu ses papiers et ordres de mission, avant de les retrouver par miracle (p.87-92). Ici, on pense aux affres d’Alexandre Herzen dans Passé et méditations. Après de longues démarches, Herzen obtient enfin l’autorisation de voyager à l’étranger, en 1847.Il franchit la frontière et lorsqu’il croit avoir enfin quitté l’Empire des tsars, son passeport se volatilise comme par magie entre le poste des Russes et celui des Allemands. Finalement, le sortilège se dissipe et le douanier retrouve le précieux document qui était replié dans un autre passeport…
Dans le récit de 1919, Mgr Krivochéine décrit de manière vivante et assez équilibrée des Rouges, dotés de moyens supérieurs, et des Blancs, souvent condamnés à improviser avec peu de ressources et encore moins de réserves. Mal équipé et peu expérimenté, le volontaire-fils de ministre Krivochéine remarque les différences entre chaque sorte de soldat : vétérans de la guerre, volontaires, appelés (p.158). Il découvre aussi l’opposition entre les pays dans la zone des combats qui se situe aux confins de la Petite et de la Grande Russie, là même où le premier faux-Dimitri avait fait campagne au début du Temps des Troubles. Les gars de Rylsk, tous solidaires (p.177) se moquent des paysans d’Orel quand ils pénètrent dans leur région et se sentent pour ainsi dire à l’étranger (p.183).
On constate de nombreuses défections croisées, et parfois recroisées (p.169).Dans la prison bolchévique on peut avoir pour compagnons de cellules des bolchéviks authentiques et se trouver gardé par « un homme corpulent en uniforme militaire, qui avait aussi le type du sous-officier tsariste qu’il m’avait déjà souvent été donné d’observer parmi les Rouges » (p.116). Quant aux civils, ils sont surtout attentistes : « globalement, la population paysanne ne souhaitait pas le retour des Rouges, craignait leurs représailles, mais ne nous apportait pas d’aide active » (p.170). Les exécutions sommaires et autres massacres sont évoqués, tant du côté des Blancs que des Rouges (p.106, 143, 166, 173).
Le jeune Vsevolod ne se distingue pas encore par sa religiosité. Il est, certes, choqué par les jurons blasphématoires que seuls les Rouges se permettent (p.76), mais il a perdu sa croix de baptême avant même de commencer son Odyssée (p.64), et il n’est pas habitué à se signer avant d’entamer son repas, ce qui indigne ses compagnons (p.182). Il est encore spectateur de cette piété populaire que l’idéologie athéiste va bientôt s’employer à éradiquer : « il est tout de même indéniable que le paysan russe de cette époque était profondément croyant et religieux » (p.107).
* * *
La seconde partie du livre donne au lecteur un aperçu unique de la vie dans les hautes sphères de l’Eglise russe entre 1956 et 1971.
Elle réunit les portraits de deux présidents du Département des relations extérieures du patriarcat de Moscou et une évocation du concile local de l’Eglise russe en 1971.Les deux prélats, opposés par leur caractère et certaines de leurs idées, connaissent un destin semblable. Parvenus à une situation de grande autorité qui fait de chacun d’eux le « numéro deux » au sein de la hiérarchie religieuse, ils sont ensuite démis de leur poste par la disgrâce des autorités soviétiques. Le premier est le métropolite Nicolas (Iarouchevitch, 1892-1961). Le second est Mgr Nicodème (Rotov, 1929-1978).
Les contacts avec la hiérarchie ecclésiastique moscovite impliquaient aussi de nouer un dialogue forcé avec les autorités soviétiques. Mgr Basile se montre très réticent vis-à-vis des invitations amicales à fréquenter les ambassades soviétiques à l’étranger et certains membres de leur personnel (p.226, 231) et se tient à l’écart des « interprètes » et accompagnateurs suspects lors des voyages officiels (p.299-301). Il faut aussi apprendre à connaître l’imbrication entre les dignitaires de l’Eglise et le pouvoir. Si Mgr Nicolas semble disposer d’importantes relations au sein de l’appareil gouvernemental en 1955-1956 (p.230), c’est à la demande de ce même gouvernement qu’il est démis de ses fonctions de président, puis de métropolite entre juin et septembre 1960 (p.219, 275). Dans le même temps, la situation de l’Eglise orthodoxe et des croyants se dégrade brusquement, puisque N. Khroutchev lance une campagne de déchristianisation extrêmement violente. Mgr Basile, rapidement promu archimandrite, évêque, puis archevêque (p.237, 244, 257), se heurte alors à un mur du silence et du déni, quand une bonne partie de ses interlocuteurs au patriarcat se taisent sur les persécutions, voire les nient. C’est ainsi que Mgr Nicodème fait de nombreuses déclarations pro-soviétiques, reconnaît un « bon athéisme révolutionnaire » qu’il sépare du mauvais athéisme bourgeois et développe une authentique « théologie d’Octobre », tout en se montrant hostile aux synthèses entre marxisme et christianisme… que le régime soviétique rejette (p.350-352). Pour le métropolite, non seulement la situation actuelle est bonne (p.311), mais « il est trop tôt » pour parler des martyrs des années 1918-1941 (p.361). Mgr Basile doit péniblement collecter des bribes d’information et met du temps à mesurer la responsabilité personnelle de Khroutchev dont l’image est encore à l’étranger celle d’un libéral (p.313-314, 328). Les arrangements avec le monde se pratiquent aussi dans l’hospitalité que les dignitaires ecclésiastiques (orthodoxes ou non) accordent aux représentants du pouvoir soviétique pour le bien de l’Eglise (p.322, 332).
Mgr Basile comprend à demi-mot la nécessité de la prudence, mais désapprouve les contre-vérités, tout en demeurant dans l’obéissance. A son tour, il peut faire la sourde oreille et il omet délibérément de traduire à des interlocuteurs étrangers les tirades en faveur de la « défense de la paix », ou contre l’impérialisme et le colonialisme que les soviétiques faisaient dire aux représentants de toutes les religions de l’URSS (p.220-221, 227). Mgr Basile est d’ailleurs tout à fait conscient que la participation du patriarcat de Moscou aux congrès panorthodoxes organisés à partir de 1961 est une arme à double tranchant. D’un côté, elle est positive en permettant à l’orthodoxie russe de s’ouvrir et de se ressourcer, de l’autre, elle est contrôlée et utilisée par le gouvernement soviétique. En outre, il arrive que la délégation russe fasse pression sur les autres pour écarter de l’ordre du jour des questions jugées inopportunes (comme la lutte contre l’athéisme, p.303), car elles rendraient sa participation impossible. Dans les faits, il s’agit d’une forme de censure.
Le décalage entre l’Eglise-Mère et ses diocèses occidentaux provoque deux graves crises.
En 1964, le patriarche Alexis reproche vivement à Mgr Antoine (Bloom), son exarque d’Europe occidentale, d’avoir assisté à la procession de solidarité avec les chrétiens russes organisée à Londres. Mgr Antoine est contraint de donner sa démission, mais en définitive sa charge lui est rendue et il est même élevé au rang de métropolite (p.315-327). Au cœur de la tempête, Mgr Basile a su transmettre au patriarcat l’incompréhension ressentie par les fidèles occidentaux et a « très efficacement sabot[é] [s]a propre candidature », ce qui a probablement aidé au maintien de son supérieur. Dix ans plus tard, l’affaire de expulsion de Soljénitsyne ébranle plus profondément encore les communautés des deux mondes (p.341). Mgr Séraphin de Kroutitsy et Kolomna approuve « en tant que métropolite de l’Eglise orthodoxe russe » cette expulsion, dans la "Pravda" du 16 février 1974. Le lendemain, Mgr Basile envoie au patriarche Pimène un télégramme dans lequel il exprime « en tant qu’archevêque de l’Eglise orthodoxe russe (…) la profonde consternation » que provoque en lui cette prise de position. Cette fois Mgr Bloom qui désapprouve lui aussi le traitement infligé à Soljénitsyne, sera démis de ses fonctions et remplacé par Mgr Nicodème, ainsi écarté du premier cercle patriarcal…
Déjà, lors du concile local de 1971, Mgr Basile s’était trouvé isolé sur deux points cruciaux.
En premier lieu il s’opposait à ce que l’Eglise entérine les nouvelles dispositions administratives concernant l’administration des paroisses (lois de 1961 sur la vingtaine, p.387-388). En second lieu, il souhaitait éviter une candidature unique à la succession du patriarche Alexis Ier (p.392-395). Sur ces deux points, il n’obtint pas gain de cause, mais on peut remarquer qu’il était en avance sur son temps, puisque l’un des signes du renouveau de l’Eglise orthodoxe russe fut l’élection d’Alexis II, le 7 juin 1990, parmi plusieurs candidats.
Dans le chapitre concernant le concile de 1971, on retrouve l’humour discret de l’auteur. Il affecte de ne « pas décrire » l’hôtel "Rossia" où il descendait pour la première fois, mais ne manque pas d’égratigner ce « bâtiment grandiose… à la pointe de la modernité. Mais comme dans tous les hôtels soviétiques, il y avait toujours quelque chose qui ne fonctionnait pas ». La seule exception à ces dérangements étant le téléphone, puisque « l’on pouvait appeler directement la ville, voire l’international », un luxe fort rare en URSS (p.399). Il ne faut pas beaucoup d’effort pour deviner que les conversations téléphoniques étaient certainement écoutées par qui de droit. Plus drôle encore est l’interprétation du très long délai, de près d’un an, observé entre la mort du patriarche Pimène et la réunion du concile. Certes, Mgr Basile écrit que l’explication ne lui paraît pas sérieuse, mais faut-il croire à ce démenti ? Il semblerait que le gouvernement soviétique ait voulu éviter que l’élection patriarcale se déroule en 1970 qui était officiellement « l’année Lénine », où l’on célébrait le centenaire de la naissance de Vladimir Ilitch (p.368).
« Vous raisonnez comme un Occidental, Monseigneur, comme un Bruxellois » (p.410). Cet accès d’humeur du métropolite Nicodème paraît assez savoureux tant on sent, au fil des pages de ce volume, le caractère profondément russe de Mgr Krivochéine et son enracinement dans la tradition athonite. Pourtant, la remarque contient un grain de vérité.
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Pierre Gonneau est professeur à l’université Paris-Sorbonne (Paris IV) et directeur d’études à l’École pratique des hautes études. Il a publié plusieurs études sur la vie monastique russe au Moyen Âge, les rapports entre l’Église et l’État et la littérature russe médiévale.
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UN SITE Archevêque Basile (Krivochéine)
Les Anges et les démons dans la vie spirituelle, selon l’enseignement des Pères orientaux
Archimandrite Dr.Job Getcha: Intervention à la Table ronde autour du livre de l’archevêque Basile Krivochéine
Archimandrite Dr. Job Getcha: " Écrits d’un exilé du Mont Athos "
Plus loin, face aux féroces Koubanais rouges, le malheureux fugitif découvre avec horreur qu’il a perdu ses papiers et ordres de mission, avant de les retrouver par miracle (p.87-92). Ici, on pense aux affres d’Alexandre Herzen dans Passé et méditations. Après de longues démarches, Herzen obtient enfin l’autorisation de voyager à l’étranger, en 1847.Il franchit la frontière et lorsqu’il croit avoir enfin quitté l’Empire des tsars, son passeport se volatilise comme par magie entre le poste des Russes et celui des Allemands. Finalement, le sortilège se dissipe et le douanier retrouve le précieux document qui était replié dans un autre passeport…
Dans le récit de 1919, Mgr Krivochéine décrit de manière vivante et assez équilibrée des Rouges, dotés de moyens supérieurs, et des Blancs, souvent condamnés à improviser avec peu de ressources et encore moins de réserves. Mal équipé et peu expérimenté, le volontaire-fils de ministre Krivochéine remarque les différences entre chaque sorte de soldat : vétérans de la guerre, volontaires, appelés (p.158). Il découvre aussi l’opposition entre les pays dans la zone des combats qui se situe aux confins de la Petite et de la Grande Russie, là même où le premier faux-Dimitri avait fait campagne au début du Temps des Troubles. Les gars de Rylsk, tous solidaires (p.177) se moquent des paysans d’Orel quand ils pénètrent dans leur région et se sentent pour ainsi dire à l’étranger (p.183).
On constate de nombreuses défections croisées, et parfois recroisées (p.169).Dans la prison bolchévique on peut avoir pour compagnons de cellules des bolchéviks authentiques et se trouver gardé par « un homme corpulent en uniforme militaire, qui avait aussi le type du sous-officier tsariste qu’il m’avait déjà souvent été donné d’observer parmi les Rouges » (p.116). Quant aux civils, ils sont surtout attentistes : « globalement, la population paysanne ne souhaitait pas le retour des Rouges, craignait leurs représailles, mais ne nous apportait pas d’aide active » (p.170). Les exécutions sommaires et autres massacres sont évoqués, tant du côté des Blancs que des Rouges (p.106, 143, 166, 173).
Le jeune Vsevolod ne se distingue pas encore par sa religiosité. Il est, certes, choqué par les jurons blasphématoires que seuls les Rouges se permettent (p.76), mais il a perdu sa croix de baptême avant même de commencer son Odyssée (p.64), et il n’est pas habitué à se signer avant d’entamer son repas, ce qui indigne ses compagnons (p.182). Il est encore spectateur de cette piété populaire que l’idéologie athéiste va bientôt s’employer à éradiquer : « il est tout de même indéniable que le paysan russe de cette époque était profondément croyant et religieux » (p.107).
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La seconde partie du livre donne au lecteur un aperçu unique de la vie dans les hautes sphères de l’Eglise russe entre 1956 et 1971.
Elle réunit les portraits de deux présidents du Département des relations extérieures du patriarcat de Moscou et une évocation du concile local de l’Eglise russe en 1971.Les deux prélats, opposés par leur caractère et certaines de leurs idées, connaissent un destin semblable. Parvenus à une situation de grande autorité qui fait de chacun d’eux le « numéro deux » au sein de la hiérarchie religieuse, ils sont ensuite démis de leur poste par la disgrâce des autorités soviétiques. Le premier est le métropolite Nicolas (Iarouchevitch, 1892-1961). Le second est Mgr Nicodème (Rotov, 1929-1978).
Les contacts avec la hiérarchie ecclésiastique moscovite impliquaient aussi de nouer un dialogue forcé avec les autorités soviétiques. Mgr Basile se montre très réticent vis-à-vis des invitations amicales à fréquenter les ambassades soviétiques à l’étranger et certains membres de leur personnel (p.226, 231) et se tient à l’écart des « interprètes » et accompagnateurs suspects lors des voyages officiels (p.299-301). Il faut aussi apprendre à connaître l’imbrication entre les dignitaires de l’Eglise et le pouvoir. Si Mgr Nicolas semble disposer d’importantes relations au sein de l’appareil gouvernemental en 1955-1956 (p.230), c’est à la demande de ce même gouvernement qu’il est démis de ses fonctions de président, puis de métropolite entre juin et septembre 1960 (p.219, 275). Dans le même temps, la situation de l’Eglise orthodoxe et des croyants se dégrade brusquement, puisque N. Khroutchev lance une campagne de déchristianisation extrêmement violente. Mgr Basile, rapidement promu archimandrite, évêque, puis archevêque (p.237, 244, 257), se heurte alors à un mur du silence et du déni, quand une bonne partie de ses interlocuteurs au patriarcat se taisent sur les persécutions, voire les nient. C’est ainsi que Mgr Nicodème fait de nombreuses déclarations pro-soviétiques, reconnaît un « bon athéisme révolutionnaire » qu’il sépare du mauvais athéisme bourgeois et développe une authentique « théologie d’Octobre », tout en se montrant hostile aux synthèses entre marxisme et christianisme… que le régime soviétique rejette (p.350-352). Pour le métropolite, non seulement la situation actuelle est bonne (p.311), mais « il est trop tôt » pour parler des martyrs des années 1918-1941 (p.361). Mgr Basile doit péniblement collecter des bribes d’information et met du temps à mesurer la responsabilité personnelle de Khroutchev dont l’image est encore à l’étranger celle d’un libéral (p.313-314, 328). Les arrangements avec le monde se pratiquent aussi dans l’hospitalité que les dignitaires ecclésiastiques (orthodoxes ou non) accordent aux représentants du pouvoir soviétique pour le bien de l’Eglise (p.322, 332).
Mgr Basile comprend à demi-mot la nécessité de la prudence, mais désapprouve les contre-vérités, tout en demeurant dans l’obéissance. A son tour, il peut faire la sourde oreille et il omet délibérément de traduire à des interlocuteurs étrangers les tirades en faveur de la « défense de la paix », ou contre l’impérialisme et le colonialisme que les soviétiques faisaient dire aux représentants de toutes les religions de l’URSS (p.220-221, 227). Mgr Basile est d’ailleurs tout à fait conscient que la participation du patriarcat de Moscou aux congrès panorthodoxes organisés à partir de 1961 est une arme à double tranchant. D’un côté, elle est positive en permettant à l’orthodoxie russe de s’ouvrir et de se ressourcer, de l’autre, elle est contrôlée et utilisée par le gouvernement soviétique. En outre, il arrive que la délégation russe fasse pression sur les autres pour écarter de l’ordre du jour des questions jugées inopportunes (comme la lutte contre l’athéisme, p.303), car elles rendraient sa participation impossible. Dans les faits, il s’agit d’une forme de censure.
Le décalage entre l’Eglise-Mère et ses diocèses occidentaux provoque deux graves crises.
En 1964, le patriarche Alexis reproche vivement à Mgr Antoine (Bloom), son exarque d’Europe occidentale, d’avoir assisté à la procession de solidarité avec les chrétiens russes organisée à Londres. Mgr Antoine est contraint de donner sa démission, mais en définitive sa charge lui est rendue et il est même élevé au rang de métropolite (p.315-327). Au cœur de la tempête, Mgr Basile a su transmettre au patriarcat l’incompréhension ressentie par les fidèles occidentaux et a « très efficacement sabot[é] [s]a propre candidature », ce qui a probablement aidé au maintien de son supérieur. Dix ans plus tard, l’affaire de expulsion de Soljénitsyne ébranle plus profondément encore les communautés des deux mondes (p.341). Mgr Séraphin de Kroutitsy et Kolomna approuve « en tant que métropolite de l’Eglise orthodoxe russe » cette expulsion, dans la "Pravda" du 16 février 1974. Le lendemain, Mgr Basile envoie au patriarche Pimène un télégramme dans lequel il exprime « en tant qu’archevêque de l’Eglise orthodoxe russe (…) la profonde consternation » que provoque en lui cette prise de position. Cette fois Mgr Bloom qui désapprouve lui aussi le traitement infligé à Soljénitsyne, sera démis de ses fonctions et remplacé par Mgr Nicodème, ainsi écarté du premier cercle patriarcal…
Déjà, lors du concile local de 1971, Mgr Basile s’était trouvé isolé sur deux points cruciaux.
En premier lieu il s’opposait à ce que l’Eglise entérine les nouvelles dispositions administratives concernant l’administration des paroisses (lois de 1961 sur la vingtaine, p.387-388). En second lieu, il souhaitait éviter une candidature unique à la succession du patriarche Alexis Ier (p.392-395). Sur ces deux points, il n’obtint pas gain de cause, mais on peut remarquer qu’il était en avance sur son temps, puisque l’un des signes du renouveau de l’Eglise orthodoxe russe fut l’élection d’Alexis II, le 7 juin 1990, parmi plusieurs candidats.
Dans le chapitre concernant le concile de 1971, on retrouve l’humour discret de l’auteur. Il affecte de ne « pas décrire » l’hôtel "Rossia" où il descendait pour la première fois, mais ne manque pas d’égratigner ce « bâtiment grandiose… à la pointe de la modernité. Mais comme dans tous les hôtels soviétiques, il y avait toujours quelque chose qui ne fonctionnait pas ». La seule exception à ces dérangements étant le téléphone, puisque « l’on pouvait appeler directement la ville, voire l’international », un luxe fort rare en URSS (p.399). Il ne faut pas beaucoup d’effort pour deviner que les conversations téléphoniques étaient certainement écoutées par qui de droit. Plus drôle encore est l’interprétation du très long délai, de près d’un an, observé entre la mort du patriarche Pimène et la réunion du concile. Certes, Mgr Basile écrit que l’explication ne lui paraît pas sérieuse, mais faut-il croire à ce démenti ? Il semblerait que le gouvernement soviétique ait voulu éviter que l’élection patriarcale se déroule en 1970 qui était officiellement « l’année Lénine », où l’on célébrait le centenaire de la naissance de Vladimir Ilitch (p.368).
« Vous raisonnez comme un Occidental, Monseigneur, comme un Bruxellois » (p.410). Cet accès d’humeur du métropolite Nicodème paraît assez savoureux tant on sent, au fil des pages de ce volume, le caractère profondément russe de Mgr Krivochéine et son enracinement dans la tradition athonite. Pourtant, la remarque contient un grain de vérité.
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Pierre Gonneau est professeur à l’université Paris-Sorbonne (Paris IV) et directeur d’études à l’École pratique des hautes études. Il a publié plusieurs études sur la vie monastique russe au Moyen Âge, les rapports entre l’Église et l’État et la littérature russe médiévale.
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Les Anges et les démons dans la vie spirituelle, selon l’enseignement des Pères orientaux
Archimandrite Dr.Job Getcha: Intervention à la Table ronde autour du livre de l’archevêque Basile Krivochéine
Archimandrite Dr. Job Getcha: " Écrits d’un exilé du Mont Athos "
Rédigé par l'équipe de rédaction le 7 Juin 2011 à 14:32
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