L'Eglise de l'émigration
V.GOLOVANOW
Chroniques d'Abitibi 4

Nous avons laissé le père Georges, jeune hiéromoine avec "des trous béants dans sa formation théologique et connaissant fort peu de choses concernant la Tradition orthodoxe " cf. Chroniques d'Abitibi 2" résolu à commencer les études à l'Institut Saint Serge. Dans la chronique suivante il nous raconte ses études et sa découverte des paroisses de l'émigration vues par un jeune hiéromoine venu du catholicisme; une perception inversée de celle que pouvait donner dans son interview le père David Shevchenko prédécesseur du père Georges en Abitibi…Je passe la plume au père Georges.

L'Institut Saint Serge

Situons-nous dans le temps: nous sommes dans les années 80 du XXe siècle. Après mon service militaire, je me présente à l'Institut Saint Serge pour y accomplir le cycle d'études théologiques. Le Père Dimitri Hvostoff - le prêtre qui m'avait accueilli dans l'Orthodoxie Cf. "Un-changement-d'époque" - m'avait décrit l'Institut sous les traits les plus noirs. Il est vrai qu'il avait lui-même fait ses études en cet Institut, juste après la deuxième guerre mondiale.

L'Eglise de l'émigration
C'était la pire époque des privations, des restrictions. Les conditions de vie y étaient très dures. Les étudiants étaient logés dans un dortoir étroit et insalubre, en dessous-même de l'église. Les salles de cours étaient également situées au même niveau, sous l'église. L'inconfort et les difficultés de l'existence étaient cependant compensés par la remarquable qualité du corps professoral de l'époque, et par la cohérence des étudiants, qui étaient tous russes. Dans l'église, à l'étage supérieur, les Offices se signalaient par leur beauté, avec un chœur masculin chantant selon la tradition monastique.

Après avoir écouté la description du Père Dimitri, j’arrivai à l'Institut Saint Serge en m’attendant au pire… Et ce que je découvris était mieux que ce à quoi je m'attendais: un bâtiment moderne abritait les étudiants, et le vaste espace situé sous l'église était entièrement occupé par de belles salles de cours, réaménagées de façon moderne. Je m'immergeai dans les études. Comme dans toutes les écoles, certains cours n'étaient pas particulièrement remarquables, mais d'autres étaient extrêmement intéressants. J'étais conscient de vivre une période privilégiée de ma vie : après tout, ce qu’on me demandait prioritairement, c'est de penser et de réfléchir. C'était un extraordinaire privilège : généralement, dans l'existence, nous sommes absorbés par toutes sortes de soucis et de préoccupations, et c’est de haute lutte qu'il faut arracher quelques instants afin de parvenir à ouvrir un livre et à écrire quelques lignes. Pendant les cinq ans que j'ai passés à Saint Serge, j'ai abondamment lu, et j'ai consacré mon petit pécule à acheter des livres, presque avec une mentalité de collectionneur. Je prenais, d'une écriture serrée, d'abondantes notes de cours qui, souvent, étaient la providence des autres étudiants… J’ai gardé ces notes jusqu'à présent, et ces hectares de textes constituent un corpus dont bien des aspects restent intéressants.

La vie quotidienne n'était pas toujours facile : la cohabitation entre étudiants de cultures si différentes n'était pas toujours aisée. L'hiver, il fallait écrire avec des doigts gourds, le vent hivernal passant au-dessous des portes extérieures. J’aurais d'innombrables anecdotes à raconter, mais ici la place me manque ! - À l'époque, j'avais encore bien des illusions : je pensais que toute cette documentation minutieusement rassemblée me servirait un jour, dans une église. Je ne soupçonnais pas à quel point la sainte Église trouverait inutiles les quelques services que j'étais disposé à lui rendre. Cette documentation théologique figure toujours dans ma bibliothèque actuelle et j’ai, sur ses rayonnages, de quoi m'occuper jusqu'à l'âge de 90 ans. - L'inconvénient, quand on est étudiant, c'est qu'il faut toujours étudier trop vite : on est talonné par les examens. Le plus souvent, il faut mettre de côté l’un ou l'autre livre, l'une ou l'autre problématique, en se disant : je reverrai et j'approfondirai tout cela à tête reposée. Ensuite, les années passent, avec leur flot d'occupations, et ce vœu pieux n'est toujours pas réalisé complètement…

L'Eglise de l'émigration
Études et pratique

Pendant que l'on enseignait la théologie la plus approfondie au premier niveau, des pas, frôlements et murmures se faisaient entendre au premier étage : c'était le chantre de l'Institut qui récitait à toute vitesse des Offices incompréhensibles, tandis que le prêtre de service agitait un encensoir. Il était impossible d'imaginer plus grand contraste que celui qui existait entre les cours, donnés en Français, en bas, et les Offices célébrés en Slavon dans l'église, en haut... Le maître de chapelle montrait le sommet de sa virtuosité lors de la lecture de l’hexapsalme, à Matines : les mots slavons devenaient pratiquement inaudibles, tellement ils passaient vite - tout comme deviennent invisibles les rayons d'une roue de vélo, lancée à toute vitesse. Les gens les plus pieux finissaient par renoncer à aller aux Matines, tellement étaient suffoquant d'ennui les interminables canons murmurés de façon inaudible, avec le seul souci d'aller vite. C'était une piété quantitative : il s'agissait de « faire prendre l'air », une fois par an, aux textes enfermés dans les pages des livres liturgiques. Le maître de chapelle possédait un carnet des « Saints offensés » - ceux dont les stichères avaient sauté, du fait d'une occurrence. Il fallait les caser ailleurs, leur trouver une place dans l’Office, afin qu’ils ne fassent pas tomber la grêle sur les pauvres humains qui ne leur avaient pas payé leur dette de louanges.

Il faut néanmoins préciser que, depuis cette époque, tout a totalement changé : le vieux maître de chapelle s’est retiré ; le corps professoral s’est renouvelé, et bien sûr les promotions d'étudiants se sont succédées. L'église elle-même vient d'être l'objet d'une minutieuse campagne de restauration : elle a retrouvé sa beauté d'origine. À l'époque où je l'ai connue, on ne distinguait pratiquement rien, sur les murs noircis ; en fait, on ne voyait pas grand-chose. Les arcs de la voûte du transept étaient fissurés : il en tombait des morceaux de plâtre. Le mur du fond du sanctuaire s'était écarté de trois bons centimètres, ce que montrait une fente béante à l'extrémité du plancher. J'éprouvais un sentiment d'insécurité, en un tel bâtiment : je craignais toujours que cela ne s'écroule au moment le plus imprévu ! Depuis lors, les mesures nécessaires ont été prises, et le bâtiment a été habilement restauré.

Le maître de chapelle donnait également le cours de « rubriques » : il tenait absolument à nous enseigner les mystères de la date de Pâques, et y passait un an… Dans un grand élan pédagogique, il suspendait devant nos yeux ébahis une vieille balle de tennis barbouillée de rouge sur un côté et suspendue à une ficelle, et nous disait « c'est la Terre ! » tout en tenant une lampe de l'autre main, censée figurer le Soleil. Il s'exprimait : « voilà ce qui se passe ! » et enchaînait des explications confuses qu'il pensait en Russe et traduisait en un Français approximatif. Il faut noter qu'il était né dans les murs mêmes de l'Institut, en plein milieu de Paris. - En fait, on pouvait s'imaginer être sur une île déserte, où se trouvait une église russe munie de tous les livres liturgiques : situation très vraisemblable… La question était : « comment déterminer la date de Pâques ? » Comme chacun le sait, c'est le propos central du Christianisme. Ce n'était donc ni dans l'église, ni lors du cours de rubriques, que l'étudiant pouvait apprendre comment se comporter lors des Offices liturgiques, et que faire dans la paroisse où il allait vivre.


L'Eglise de l'émigration
Paroisses de l'émigration

Lorsque j'étais étudiant à Saint-Serge, j’étais déjà ordonné prêtre : je l'avais été par Mgr Roman, évêque de Nice. Cette ordination avait été faite afin que je puisse célébrer les Offices dans le petit Monastère où je vivais, avant la période du service militaire (Cf. "Un-changement-d'époque"). Une fois devenu étudiant à l'Institut, bien vite, en plus de mes cours, Mgr. Georges Wagner avait trouvé mon emploi, que je le veuille ou non : « bouche-trou » dans les nombreuses paroisses de l'émigration russe, existant en France. À l'époque, j'avais beaucoup d'énergie : je suis allé vraiment partout, à Toulouse, à Nantes, et dans bien d’autres endroits où les paroisses n'avaient plus de prêtre. Au téléphone, résonnait une voix chevrotante et angoissée : « Batiouchka, dimanche prochain, vous viendrez célébrer chez nous, car nous n'avons trouvé personne d'autre ! » Il est bien entendu que n'importe quel prêtre russe aurait été de loin préférable à ma petite personne. J’ai fait le tour de l'ensemble des paroisses de la « Rue Daru », dans l'agglomération parisienne : cela allait de la paroisse très chic du boulevard Exelmans, dans le 16e arrondissement, où priaient de nobles dames russes au col de vison passablement élimé - à la paroisse Saint Séraphin de Sarov, rue Lecourbe, où l'on accédait en poussant une porte cochère entre une boucherie et une épicerie, découvrant l’église qui était construite autour d'un vieil arbre où était clouée une patère à chapeaux et suspendu un thermomètre, et où de frustes vieillards chantaient robustement en Slavon. D'ailleurs, une fois par an, on donnait des morceaux de pain aux fidèles, «parce que Saint Séraphin de Sarov donnait des tranches de pain à son ours!» Sans doute les paroissiens, à l'époque, avaient-ils à peu près le même tempérament que l'animal favori de Saint Séraphin.

En 1985, quelqu’un qui avait fui la Russie en 1917 à l’âge de 15 ans, avait 83 ans. C'était à peu près l'âge moyen de ces communautés. Mgr Georges Wagner disait, à propos de la ville de Montauban : « il n'y a plus que dix personnes ». Peu importe les centaines de milliers de gens qui vivaient dans cette région, seul comptaient les ressortissants de l'émigration russe. Mgr Georges oubliait de préciser que les dix personnes en question totalisaient mille ans d'âge. Lorsque j'arrivai en cette ville, il n’en restait plus que huit… Généralement, j'arrivais après le décès des personnes intellectuellement les plus intéressantes. C'est ainsi que je parvins à Montauban, après le décès du Père Léonide. Cet homme de haute taille avait été un personnage tout-à-fait remarquable. Il avait écrit, à frais d’auteur, un livre que pratiquement personne n’avait pris au sérieux. Il est vrai que ce volume était très illisible, écrit dans une typographie compacte est resserrée. Le Père Léonide décrivait le « christianisme oecuménique intégral » dans lequel il souhaitait voir réunis l'ensemble des chrétiens. Pour cela, il désirait que tous reviennent à la théologie d’avant le concile de Nicée. Dès qu'on dogmatise, il s'ensuit un effet de division : il y a des gens qui acceptent ce qui a été dogmatisé, et d’autres qui ne peuvent y consentir. C'est ce qui se passe pour le « consubstantiel » de Nicée, traitant de la relation du Père et du Fils. Nulle part, dans la pensée du Père Léonide, ne figure le «consubstantiel» nicéen. Le Père Léonide présentait l'originalité remarquable, d'être un prêtre orthodoxe qui niait en bloc l'ensemble des conciles œcuméniques ! Heureusement - en quelque sorte - sa pensée théologique n'est jamais remontée de Toulouse jusqu'à Paris. L'ensemble sombra dans l'indifférence et l'oubli. Mais il aurait vraiment été intéressant de pouvoir converser avec lui. La chronologie me le refusa ; avec un peu de chance, peut-être pourrais-je avoir avec lui, cette conversation théologique si intéressante, plus tard, dans le Royaume…

J'ai donc célébré d'innombrables pannychides et enterrements, dans de nombreuses paroisses. Dans telle maison de retraite, j'aidais un prêtre atteint d'emphysème, qui devait s'asseoir près de l'Autel avec sa bouteille d'oxygène, tandis que de l'autre côté de l'iconostase, le chœur des petits vieux - totalement sourds - avait quelques minutes d'avance - ou quelques minutes de retard - par rapport à la célébration du prêtre. Les fastes liturgiques n'étaient pas au rendez-vous. À côté de l’iconostase, se trouvait la table de pannychide avec une grande croix, toute festonnée de nombreux rubans de St Georges - orange et noir. Les anciens combattants de l'Empire russe, après leur décès, laissaient leurs décorations militaires à l'endroit même où étaient célébrés les Offices pour les défunts. Chaque ruban représentait un acte héroïque, la valeureuse défense de l'Empire russe. L'écoute de ces personnes très âgées, qui me racontèrent la prodigieuse aventure de leur vie, leurs épreuves, leurs souffrances, le déchirement que causait l'éloignement de leur terre natale et d'une culture qui s'évanouissait dans le lointain passé, tout cela était extrêmement formateur pour le jeune prêtre que j'étais. J'ai appris beaucoup de choses sur la Nature humaine, et sur moi-même en premier lieu, en les écoutant. Il fallait venir en aide au chagrin de ceux qui avaient perdu un parent, ou élever une prière, au milieu de l’indifférence générale, pour celui qui était mort, inconnu de tous. Il fallait donner la communion, si cela était encore possible, à quelqu’un qui était sur le point de rendre le dernier soupir. Ailleurs, le jeune hiéromoine voyait une moniale très âgée, s'approcher péniblement du pupitre où se trouvait l'évangéliaire et la croix. Il est inutile de dire que c'était le hiéromoine qui avait vraiment tout à apprendre de la vie spirituelle, au cours de cette confession. L’ensemble de ces expériences était vraiment providentiel pour me donner une indispensable connaissance à la fois humaine et spirituelle, qui venait compléter les informations et concepts théologiques.

L'Eglise de l'émigration
Un prêtre itinérant

Les célébrations n'étaient ni faciles ni agréables : à Toulouse par exemple, à cette époque, la paroisse se trouvait ensevelie dans la crypte méphitique et sonore d'une énorme église catholique en briques. En ce lieu éloigné de toute lumière, l'évangéliaire posé sur l’Autel était rongé par les souris ; je devais soulever et revêtir un vieil ornement râpé qui pesait au moins cinq kilos, dont quatre constitués uniquement d’humidité… J'ai été vraiment traumatisé par les célébrations Pascales : je me retrouvais généralement dans une église où le chœur ne connaissait absolument rien de l'Office à célébrer, face à des centaines de gens qui venaient en ce lieu une seule et unique fois par an, avec une file de quinze ou vingt personnes qui venaient se confesser trois minutes avant l’Office : comment surnager en de telles circonstances ? Après mes études à l'Institut Saint-Serge, j'ai pris plusieurs années avant de parvenir à me «réconcilier» avec la période de Pâques.

Chaque fois que je venais dans une paroisse, on versait sur moi le tombereau de tous les problèmes non résolus, de toutes les douleurs, de toutes les peines, de toutes les frustrations que vivaient les paroissiens au long de l'année. J'étais bien conscient du fait que l'ensemble de ces problèmes ne pouvait être résolu que par une présence constante, tissée de prière et façonnée par l'Office liturgique. Je ne faisais que passer, et pour moi c'était à chaque fois une douleur que de me voir contraint à ne pas apporter ce qu'il était nécessaire pour que cette paroisse soit un lieu de sérénité et d'approfondissement spirituel, plutôt qu'une douleur et un embarras pour ceux qui la fréquentaient. J'étais très diversement reçu : la plupart du temps, les gens étaient charmants et accueillants. En d'autres occasions, je me retrouvais sur le trottoir après la célébration liturgique, sans même une tasse de café. J'ai dormi sur tous les grabats possibles, sous des portraits dédorés du tsar Nicolas II, dans des hôtels miteux ou sur des durs divans rangés le long du mur, à la mode russe.

Photo: 15ème anniversaire du décès de Mgr Georges (Wagner)

Rédigé par Vladimir GOLOVANOW le 20 Avril 2013 à 12:33 | 1 commentaire | Permalien



Recherche



Derniers commentaires


RSS ATOM RSS comment PODCAST Mobile