L'église ancienne ne connaissait pas de "problème œcuménique" dans son aspect actuel. Cependant la question de l'unité de l'Eglise a été l'un des principaux thèmes de la théologie dès les débuts de l'Eglise, mais elle était posée différemment aux diverses époques de "l'esse" historique de l'Eglise. - (Père Nicolas Afanassieff, "L'Eglise de Dieu dans le Christ", 1950, Avant-propos (1)


La doctrine œcuménique orthodoxe est jeune: elle s'est élaborée au cours du XXe siècle à l'occasion du dialogue œcuménique, tant pendant les étapes du mouvement œcuménique proprement dit décrites dans mes articles précédents, que durant les rencontre bilatérales. Des jalons très importantes ont été marqués en 1986 et 1998, quand des textes majeurs ont été adoptés au niveau panorthodoxe, puis en 2000, quand le Concile épiscopal de l'Eglise russe a adopté les "Principes fondamentaux régissant les relations de l'Eglise orthodoxe russe avec l'hétérodoxie" document confirmé par le Concile local de 2009. Il fait explicitement références aux textes de 1986 et 98 et on peut penser qu'il servira de base aux débats du concile panorthodoxe sur ce thème comme l'a suggéré récemment Mgr Hilarion de Volokolamsk.

Mais le débat sur ce sujet reste très vif entre les Orthodoxes, d'autant qu'il fait appel à des concepts nouveaux, mal définis, et à de nouvelles dénominations dont le sens varie selon les interlocuteurs. Je vais essayer de clarifier les principales positions ecclésiologiques en présence même si, in fine, les objectifs de l'œcuménisme ne sont pas seulement théologiques.

Deux approches extrêmes

C'est là que nous rencontrons les dénominations mal définies de "zélotes" et "œcuménistes", chacun des courants donnant actuellement une signification péjorative au terme appliqué à tous ceux qui ne sont pas de son avis.

"Zélotes"

Ce qualificatif est généralement appliqué à ceux qui s'opposent à tout dialogue et témoignage avec les autres confessions chrétiennes (2). Selon cette théorie les frontières de l'Église correspondent avec l'institution ecclésiale canonique, et les communautés chrétiennes séparées sont considérées comme hérétiques en prenant à la lettre la doctrine des schismes de saint Cyprien de Carthage. "Les tenants de cette théorie, A. S. Khomiakov, le métropolite Antoine Khrapovitsky et l'archevêque Hilarion Troitsky, ne reconnaissent aucune valeur sacramentelle aux rites de baptême des chrétiens séparés", dit le métropolite Philarète de Minsk et de Biélorussie (3) en introduisant le débat sur les "Principes fondamentaux" (il était alors président de la Commission théologique du Saint-Synode chargée de la rédaction du document). "Cependant, pour expliquer le décalage qui existe entre un tel point de vue et la pratique la plus fréquente de l'Église, ils admettent que ce vide sacramentel puisse être empli, en rendant aux rites sans signification ecclésiologique leur sens mystique et leur validité lors du retour du schismatique dans le sein de la vrai Église par une «économie» mystique de l'Esprit. Les sacrements pourraient donc être administrés aussi bien de façon ordinaire qu'extraordinaire, c'est-à-dire visiblement et invisiblement. Par exemple, le baptême serait compris dans la chrismation, voire la confession seule, pour un schismatique qui est reçu dans l'Église par un de ces deux moyens. On ne baptise pas la personne à nouveau pour ne pas scandaliser les chrétiens séparés et en empêcher le retour dans l'Eglise mère.

Il est inutile de préciser," continue Mgr Philarète, "pourquoi une pareille interprétation de la pratique ecclésiale est difficilement acceptable. Les mystères de l'Église sont trop fondamentaux dans la vie de grâce des membres de l'Église pour être objet d'une pareille économie qui viserait à faciliter le retour des chrétiens séparés dans l'unité ecclésiale. En apprenant de semblables raisons de leur réception dans l'Église par les sacrements autres que le baptême, ils seraient bien indignés au lieu d'être soulagés."

"Œcuméniste":

Ce néologisme, absent des dictionnaires, est plus difficile à cerner car ce sont les "Zélotes" qui s'en servent pour dénigrer tous les participants au dialogue œcuménique (voir par exemple la soi-disant «Confession de foi contre l’œcuménisme»: Ibid. 2). Personnellement j'aurais tendance à réserver ce qualificatif aux tenants d'un œcuménisme extrême qui ne reconnaissent pas la profondeur et le caractère absolu des schismes et pensent que tout est bon pour parvenir à l'unité, y compris l'intercommunion. Ces thèses se rapprochent de la théorie des "branches" rejetée par l'Orthodoxie, même si leurs représentants ne s'en réclament pas explicitement, et c'est là le principal reproche théologique fait aux "œcuménistes" par leurs détracteurs.

Mgr Philarète montre que les racines de cette école se trouvent chez de grands théologiens de "l'Ecole de Paris" comme Anton Kartachev et le père Serge Boulgarov (ibid 2).

Pour A. Kartachev «L'Église universelle, une et inséparable, invisible pour nous, mais visible aux yeux de Dieu, continue à exister sur Terre, dans le monde entier, surpassant infiniment les frontières relatives de nos séparations confessionnelles». Ce n'est pas l'annexion d'une Eglise à une autre qui, pour lui, peut mettre fin au schisme, mais la réconciliation, la "pax ecclesiastica", de deux «parties» de l'Eglise universelle, dont l'unité profonde et ontologique n'est, au fond, jamais détruite. Kartachev ne peut admettre aucune autre manifestation de l'unité de l'Église que celle d'une communauté précise unie par le Christ lui-même en la Divine Eucharistie (ibid.).

Pour le père Serge Boulgakov la notion de schisme n'existe qu'à l'intérieur de l'Eglise. «Les parties séparées de l'Eglise, avec l'existence du moins de la succession apostolique, se trouvent dans une communion mystique invisible par les sacrements visibles, bien que rendus inaccessibles pour les autres, que chacune des églises séparées célèbre». Les divisions historiques sont superficielles et n'anéantissent pas l'unité mystique du Corps du Christ. «Le chemin de l'unité de l'Orient et de l'Occident, conclut le père Boulgakov, passe non pas par l'union de Florence, ni par les tournois des théologiens, mais par l'union devant l'autel» (ibid.).

Ces approches ecclésiologiques sont aussi refusées par le métropolite Philarète "car elles ne peuvent pas exprimer correctement «l'unité de la vie de grâce dans l'Église»." Avec des critères ecclésiologiques universalistes, similaires dans les deux approches, à savoir l'assimilation du Corps du Christ à l'Église universelle à l'intérieur de laquelle les Eglises locales ne sont que des «membres». Mgr Philarète explique qu'il est impossible d'admettre que «deux corps juxtaposés ou deux arbres puissent avoir entre eux un lien organique (...) Le membre coupé doit mourir et se décomposer» (ibid.).

LES VOIX CONSENSUELLES

"Le Concile condamne ceux qui s’opposent au dialogue œcuménique et qui subvertissent la hiérarchie à cause des pourparlers qu’elle mène avec les chrétiens d’autres Eglises" explique le métropolite Philarète en 2000 (ibid.). "C’est une sorte de défi que cette assemblée fait à ces adversaires de la recherche de l’unité de la chrétienté; son audace doit être reconnue, car les opposants à l’œcuménisme sont nombreux dans tous les milieux de l’Église russe, aussi bien dans le peuple et le monachisme que dans le clergé et l’épiscopat. Ces «groupes schismatiques, comme aussi des groupes bien définis de fondamentalistes au sein des Eglises orthodoxes» furent déjà condamnés par la "Déclaration" de la Rencontre panorthodoxe de Thessalonique de 1998 (4); le Concile reprend littéralement cette "Déclaration" qui, du reste, fut rédigée principalement sur l'initiative des Eglises orthodoxes russe et serbe".

De son côté, le patriarche Bartholomée écrit au métropolite d'Athènes en 2009 (ibid. 2): "Béatitude, les contacts avec les hétérodoxes, comprenant des dialogues théologiques avec eux, ne constituent pas des actes de certaines Églises ou personnalités mais, comme nous l’avons dit, des décisions de toutes les Églises orthodoxes sans exception, y compris la très sainte Église d’Hellade, comme l’est la décision de la IIIe consultation panorthodoxe préparatoire au concile (1986) ainsi que les accords portant sur le contenu de notre dialogue théologique avec l’Église catholique-romaine, signés et joints en copie et envoyés."

Toutes les Eglises sont donc d'accord pour condamner ceux qui s’opposent au dialogue œcuménique. Toutefois leur approche théologique de ce dialogue n'est pas identique et on peut distinguer deux doctrines assez différentes dont les chefs de file sont les deux patriarcats de Constantinople et de Moscou.

"L'ecclésiologie «eucharistique» ou de communion", soutenue par les représentants de Constantinople, a été élaborée au départ par le père Nicolas Afanassieff, autre grand théologien de "l'école de Paris", suivi par le père Alexandre Schmenann et maintenant par le métropolite de Pergame Jean Zizioulas qui préside es qualité, au mon de Constantinople, les délégations orthodoxes dans les rencontres œcuméniques de haut niveau. En partant aussi de Saint Cyprien de Carthage, dont le père Nicolas Afanassief écrit qu'il fut le premier à poser la question de l'unité de l'Eglise "sous la forme du problème de l'admission dans l'Eglise des hérétiques et des schismatiques. Pour notre conscience, ce problème a perdu de son acuité, mais la question de l'unité des églises, qui en formait le fond, est toujours actuelle" écrit-il puis, en d'appuyant sur "Vous êtes le corps de Christ, et vous êtes ses membres, chacun pour sa part" (Cor 12:27), il va considérer que "toute église locale, assemblée autour de la célébration eucharistique et de la figure de évêque, est la manifestation du Corps du Christ dans un lieu donné, la seule manifestation possible de l'Église catholique. Du fait que ces églises catholiques dispersées dans le monde entier sont chacune réalisation intégrale de l'Église de Dieu dont l'unité est conditionnée uniquement par la participation au même pain et à la même coupe, elles sont parfaitement identiques entre elles; ainsi leur pluralité ne porte aucune atteinte à l'unité de l'Église, pas plus que la célébration de l'Eucharistie simultanément dans des endroits différents ne détruit l'unité du Corps du Christ. Les églises séparées, dans une telle approche, pourraient chacune constituer l'Église catholique de succession apostolique malgré l'absence de communion visible entre elles" résume le métropolite Philarète (ibid.) et Mgr Jean de Pergame le synthétise sous la forme d'une des questions de bases qui "doivent être toujours posées, si nous allons répondre aux exigences des trois traditions théologiques principales: l'Orthodoxe, la Catholique et la Protestante. (…) Pouvons-nous convenir sur la nécessité de restaurer la structure fondamentale de l'Eglise en tant que communauté locale et en tant que communion d'Eglises, qui absorbera et remplacera nos identités confessionnelles? En d'autres termes, nos Confessions sont-elles préparées à mourir et à être remplacées par des Eglises locales en communion les unes aux autres?" (5)

Le métropolite Philarète rejette l'approche du père Nicolas Affanassieff en lui opposant les mêmes arguments qu'à celle d'A. Kartachov, alors même que cette "ecclésiologie eucharistique" part de principes différents, presque opposés. Mais il est en tout cas clair que "le mouvement œcuménique est redevable au père Nicolas Afanassieff pour avoir rendu possible, grâce à l’ecclésiologie eucharistique remise en valeur à Vatican II, le dialogue entre l’Eglise catholique romaine et l’Eglise orthodoxe" (Père Hervé Legrand, Professeur honoraire de l’Institut Catholique de Paris en 2007 in.( 6)

"La Déclaration du Concile de 2000 au sujet de l’attitude envers les hétérodoxes et la participation de l’Église russe à l’activité œcuménique, préparée par les discours et les écrits des hiérarques russes tout au long du XXe siècle, est le seul document conciliaire de cette époque à avoir traité la question des chrétiens schismatiques de façon construite et assez détaillée", dit le métropolite Philarète (ibid). Même s’il s’agit d’un document interne de l’Église orthodoxe russe, il est peu probable « qu’une Église orthodoxe (sous-entendu parmi les autres) veuille critiquer une position dogmatique de l’Église orthodoxe russe. Les évêques de cette Église pensent que lorsqu’ils parlent de divers aspects théologiques et doctrinaux de notre participation à des activités interchrétiennes, ils représentent le point de vue orthodoxe, que partagent certainement les autres Églises orthodoxes » disait à la même époque le père Hilarion Alfeyev (cf. 7. II était alors chargé des affaires interchrétiennes auprès du Département des Relations Extérieures du Patriarcat de Moscou).

Plus loin le Métropolite Philarète souligne que le chemin de l’unité des Eglises passe nécessairement par la conversion de la conscience ecclésiologique des chrétiens hétérodoxes. Cette union est présentée dans la lettre du Saint-Synode du Patriarcat de Constantinople au sujet des rapports avec les anglicans et les vieux-catholiques (1903), que cite le Concile de 2000: "Notre devoir à leur égard doit précisément consister (…) en ce que, sans poser des obstacles supplémentaires à l’union par une intolérance et une méfiance, (…) nous leur fassions découvrir notre foi et notre conviction inébranlable que seule notre Eglise orthodoxe orientale, qui a préservé sans altération l’héritage du Christ, est aujourd’hui l’Eglise universelle, et par cela leur montrer ce qu’ils doivent savoir et quelle résolution ils doivent prendre, s’ils croient vraiment au caractère salutaire de l’Eglise et s’ils désirent sincèrement être en union avec elle…" (ibid.)

CONCLUSION: AU DELA DE LA THEOLOGIE

Ainsi l'Eglise russe reste fermement sur les bases de l'œcuménisme orthodoxe tel qu'il avait été défini par les pères-fondateurs: "aucun compromis n'est de mise dans l'Église orthodoxe et il n'est pas possible de fonder sur les mêmes mots deux conceptions, deux représentations et deux explications différentes de formulations reçues par tous. Et les orthodoxes ne peuvent espérer qu'une unité fondée ainsi sur des formulations ambiguës puisse être de longue durée... L'Église orthodoxe estime que toute alliance doit se fonder sur une foi commune ..." (passage de la "Déclaration des participants orthodoxes" à la Première Conférence mondiale « Foi et Constitution » de 1927 repris dans la "Déclaration de concile de 2000"). Mais elle profite aussi de la tribune offerte par les réunions œcuméniques pour faire connaitre ses propres priorités. Ainsi dans son discours à l’Assemblée du COE (Pusan, 1 novembre 2013), "La voix de l’Église doit être prophétique", le métropolite Hilarion de Volokolamsk déclare: "Dans mon allocution, j’aimerais m’arrêter aux deux principaux défis auxquels est confronté l’ensemble du monde chrétien, dans une plus ou moins grande mesure. Le premier, c’est le sécularisme militant, qui prend de l’ampleur dans les pays dit « développés », avant tout en Europe et en Amérique. Le second, c’est l’islamisme radical, qui menace l’existence même du christianisme dans un certain nombre de régions du monde, principalement au Proche Orient, mais aussi dans divers pays d’Asie et d’Afrique."

Nous somme là bien loin de la théologie!

Vladimir Golovanow
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Sources:

(1) Présenté par le Père Nicolas Afanassieff à l'Institut de Théologie en 1950: http://www.golubinski.ru/ecclesia/eglise.htm
(2) Voir par exemple le métropolite Jean de Pergame à propos des tenants de le soi-disant «Confession de foi contre l’œcuménisme»: http://www.orthodoxie.com/actualites/europe/importants-remous-au-sein-des-eglises-orthodoxes-a-propos-de-la-prochaine-reunion-de-la-commission-i/
(3) Cf. présentation en français par Dimitri Siniakov: http://orthodoxeurope.org/page/14/1.aspx
(4) Cette déclaration fut publiée en français dans la "Documentation catholique", 21 juin 1998, N°2184, Texte anglais: http://www2.stetson.edu/~psteeves/relnews/ecumenism0505.html
(5) "ENGAGEMENT OECUMENIQUE ET RECHERCHE THEOLOGOQUE": quelques réflexions par le métropolite Jean (Zizioulas) de Pergame, non daté
(6) Colloque à la mémoire du Père Nicolas Afanassieff
(7) http://www.cairn.info/article.php?REVUE=recherches-de-science-religieuse&ANNEE=2001&NUMERO=2&PP=225#re11no11

Rédigé par Vladimir Golovanow le 10 Mai 2014 à 16:33 | 64 commentaires | Permalien



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